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L’ISLAM ET LA VIE SPIRITUELLE : LE SOUFISME

1 – LE SOUFISME A SA SOURCE DANS LE CORAN

Le soufisme est une dimension de la foi musulmane : sa dimension d’intériorité.

Tous les malentendus sur le soufisme sont nés de la tentative d’en faire un "courant" séparé ou une secte dont les racines seraient extérieures à l’Islam, religion de l’Unité, religion du "Tawhid", de dissocier la contemplation de l’action, la pratique religieuse de la spiritualité, l’intérieur de l’extérieur, le cheminement vers Dieu de l’Islam de celui de toutes les révélations qui l’ont précédé et qui convergent vers lui comme vers leur accomplissement.

Ibn Khaldoun dans sa "Muqaddima" (Discours sur l’histoire universelle) situe ainsi le soufisme dans la perspective globale de l’Islam . « Le soufisme (tasawwuf est une des formes de connaissance de la Loi religieuse (shari â) qui ont pris naissance en Islam. En voici l’origine la voie suivie par les futurs soufis avait toujours été considérée comme celle de la vérité et de la bonne conduite, tant par les Compagnons du Prophète que par leurs disciples immédiats et par leurs successeurs. Elle repose sur la pratique stricte de la piété, dé la foi exclusive en Dieu, du renoncement aux vanités du monde, aux plaisirs, aux richesses et aux honneurs que recherche le commun des hommes, et dans des moments de retraite, loin du monde, pour se consacrer à la prière. Tout cela était courant parmi les Compagnons du Prophète et les premiers musulmans.

Ensuite, à partir du deuxième siècle de l’Hégire (VIIIe siècle après J.-C), le goût pour les biens de ce monde augmenta et l’on se tourna davantage vers les jouissances terrestres. C’est alors que l’on appela "soufis" ceux dont les aspirations allaient au delà… Les soufis se carac­térisaient par l’ascétisme, le renoncement et la piété. Puis ils développè­rent un genre de connaissance particulière : les extases. Le novice soufi progresse d’une station à l’autre jusqu’à l’expérience de l’Unité divine (tawhid) ».

Ce texte fondamental d’Ibn Khaldoun, nous permet d’éviter les confusions et les contre sens qui, trop souvent, dans le monde islamique actuel, nourrissent la méfiance à l’égard du soufisme qui est pourtant le couronnement de la pensée de Ghazali.

D’abord, le soufisme n’est pas né de la contamination de l’Islam par le mysticisme chrétien, le gnosticisme, ou les sagesses de l’Inde. La source du soufisme est dans le Coran.

Intérioriser la "loi", la "shari’a", ce n’est pas prendre ses distances à son égard, c’est au contraire la vivre avec une conscience plus profonde de son sens. Le soufisme n’implique donc pas le mépris de la pratique religieuse, mais son intériorisation. La liberté à l’égard de la tradition n’est pas rébellion contre elle : elle consiste à en comprendre le sens vivant. Car la liberté n’est pas seulement le pouvoir de dire : non. Mais le pouvoir de créer.

Il est significatif que Ghazali, à l’apogée de l’Islam, voit dans le soufisme le plus haut degré de, la connaissance "le quatrième degré du tawhid" (Ihud., T. IV, p. 212) : « Le quatrième degré est qu’on ne voit dans l’existence qu’Un seul; c’est la contemplation des justes, et les soufis l’appellent l’extinction dans la réduction à l’unité ». Cette connaissance ineffable ne peut s’exprimer que par un "symbolisme" dont Ghazali donne les règles dans la 2e partie de sa "Michkat al-anwar"(l’exposé des symboles coraniques), car, dit-il, « il n’y a aucune chose du monde sensible qui ne soit un symbole du monde caché ».

« J’ai passé plus de deux ans, consacrés à la retraite et à la solitude aux exercices et aux combats spirituels, tout occupé à purifier mon âme, à rendre mon cœur propre à accueillir Dieu, selon l’enseignement des soufis (1). »

Le soufisme n’est pas un emprunt au mysticisme chrétien.

Il existe entre le soufisme et le mysticisme chrétien une différence fondamentale : le mysticisme chrétien est essentiellement un dialogue avec la personne de Jésus par lequel Dieu vient habiter la vie du chrétien Sans aucun doute, le message du Christ, comme le soulignait Titus Burckhardt, dévoile certains aspects du monothéisme abrahamique. Lorsqu’il dit: si l’on vous frappe sur la joue droite, présentez la joue gauche, ce n’est évidemment pas une prescription littérale, mais par contre c’est une parabole de la sortie volontaire hors du jeu des actions et des réactions cosmiques, dont les violences réciproques et les ven­geances ne sont qu’un cas particulier.

Pour un musulman, Jésus n’est pas Dieu, il n’est pas le verbe fait chair, il est un grand prophète; Dieu ne s’est pas "incarné", il ne se révèle pas lui-même : pour l’Islam, il révèle seulement Sa Parole et Sa Loi.

Il ne saurait donc y avoir cette "intimité" avec Dieu qui caractérise les plus grands des mystiques chrétiens.

Ce serait appauvrir terriblement l’Islam que, d’exclure, sous prétexte de maintenir intacte la transcendance de Dieu, le rapport d’amour entre Dieu et l’homme. Le Coran apporte un démenti formel à ce faux purisme: «Dieu est "Aimant"» (Wadûd) nous dit la sourate XI, 90, ce qui est redit au LXXXV, 14. Nous lisons dans le Coran: « Dieu suscitera des hommes qu’Il aimera et qui L’aimeront » (V, 54). Il est précisé que ceux que Dieu aime sont ceux dont l’amour du prochain et de sa communauté, ceux qui « nourrissent le pauvre, l’orphelin et le captif, pour l’amour de Dieu » (LXXXVI, 8).

Dégagé de la langue des concepts de la philosophie grecque (tels que là "substance" et "l’hypostase") l’esprit profond de l’unité divine a été exprimé par un musulman, un soufi persan, Ruzbehan de Chiraz (l 128-1209) dans son « Jasmin des Fidèles d’amour » (VII, 197) : « Dès avant que n’existent les mondes et le devenir des mondes, l’Être divin est soi-même l’amour, l’amant et l’aimé ».

Sans aucun doute l’affirmation que Dieu est amour est moins centrale dans le Coran que dans les Évangiles, mais elle n’en est point absente, et pas seulement par la place qui est faite à Jésus et à son message, qui est confirmé mais non répété. Enfin, si, sur le plan du droit, Mohammed accepte le maintien de la conception du talion, qui régnait dans l’Arabie pré-islamique, le Prophète rappelle le message universel au delà du droit, qui est enraciné dans une histoire, il y a l’exigence morale, l’exigence de Dieu. Si l’homme de ce temps a droit au talion, il a le devoir, s’il veut plaire à Dieu, d’obéir à la loi éternelle, non-écrite, celle de Jésus, de "répondre au mal par le bien", comme dit aussi le Coran (XXVIII, 54).

Il est remarquable que, dans le Coran, des dizaines de fois, l’appel à la prière, où l’homme se présente devant son Dieu, est lié à la manière dont l’homme se comporte à l’égard des autres hommes: la prière n’est jamais séparée de l’acte par lequel l’homme met au service de La communauté tous les bienfaits que Dieu lui a accordés, ce qui est la définition la plus noble de la charité : elle n’est pas l’aumône, mais le don de soi et de ce qu’on aime: « Jamais vous ne parviendrez à la piété véritable si vous ne donnez pas de ce que vous aimez » (III, 92).

Ce serait un grand appauvrissement pour l’Islam de réduire ce que les soufis ont glorifié en élevant l’amour humain au niveau d’une "théophanie" d’une apparition de l’amour divin : c’est encore Ruzbehan de Chiraz qui écrit : « Il ne s’agit que d’un seul et même amour, et c’est dans le livre de l’amour humain qu’il faut apprendre à lire la règle de l’amour divin » (Jasmin des Fidèles d’Amour, VII, 160).

Dante, dans sa confrérie des Fidèles d’amour et à travers Béatrice, découvre Dieu, et toute la poésie occitane du "fin amour" a vécu de ce legs, auquel Stendhal, dans son traité "De l’amour" rendait le plus éclatant hommage.

Il est peu, dans la littérature universelle, de conceptions de l’amour plus hautes que celles de Ruzbehan de Chiraz dans son "Jasmin des fidèles d’amour’", les "Intuitions des Fidèles d’amour", d’Ahmed Ghazali (mort en 1126), "Le Livre de la Fleur" d’Ibn Dawud à Bagdad (mort en 909) ou encore "Le collier de la colombe" d’Ibn Hazm de Cordoue (mort en 1063) ou de poèmes d’amour divin plus beaux que ceux d’Attar et de Roumi – d’amour humain que le "Wis et Ramin" de Gorgani évoquant, avec un siècle d’avance, Tristan et Iseut, qui en découle peut-être – que le roman-poème de Nizami, puis de Djami : "Majnoun et Leïla", la tragé­die du fou d’amour, ou encore les poèmes de tant de soufis, tels que cette femme de Basorah, Rabi’atoul adawi, criant à Dieu, huit siècles avant la grande Sainte-Thérèse d’Avila

« Je t’aime de deux amours: amour visant mon propre bonheur et amour vraiment digne de Toi.Quant à cet amour de mon bonheur, c’est que je m’occupe à ne penser qu’à Toi et à nul autre.Et quant à cet amour digne de Toi, c’est que tes voiles tombent et que je Te vois.Nulle gloire pour moi, ni en l’un, ni en l’autre, mais gloire à Toi, pour celui-ci et pour celui-là  »

cLe grand Ghazali lui-même, dans son "Ihud", consacre à l’amour en évoquant Rabi’a et Junaïd, l’un de ses plus beaux chapitres: « Le Livre de l’amour » (Livre VIII du " Ihud").

Nous sommes loin, ici, des pauvres et desséchantes exégèses de juristes et de théologiens décharnés qui torturent les textes les plus explicites du Coran pour refuser un amour qui, selon eux, porterait atteinte à l’absolue transcendance de Dieu, et qui s’acharnent à détourner le verbe aimer ("mahabba") de son sens pour le faire signifier: "obéir" lorsqu’il s’agit de l’homme, et "récompenser" lorsqu’il s’agit de Dieu.

Alors que la "crainte" de Dieu n’est pas crainte du châtiment, crainte d’un gendarme céleste, ce qui ne serait point vertu, mais simple­ment lâcheté. Comme l’espoir d’une récompense signifierait : agir par intérêt.

Craindre Dieu, c’est craindre de lui déplaire, c’est-à-dire l’aimer.

Là encore, cette femme soufi, la grande Rabi’atoul adawi de Basorah, est à l’origine de cette merveilleuse parabole : elle se promenait, dit-on, avec une torche dans une main et un seau d’eau dans l’autre. Et elle disait

« Je veux, avec mon eau éteindre toutes les flammes de l’enfer, et, avec ma torche, brûler toutes les voluptés du paradis, afin que l’on agisse que par pur amour de Dieu .
 »
Cet amour seul sanctifie l’amour humain, il porte en lui la marque de cet amour divin. Aimer, c’est préférer l’autre à soi-même, au prix de tout sacrifice, fut-ce de la mort.

C’est pourquoi, dans toute la tradition abrahamique juive, chré­tienne ou musulmane l’amour est toujours la parabole de l’amour divin, qu’il s’agisse du Cantique des Cantiques de la Bible, de Sainte-Thérèse d’Avila ou des soufis de l’Islam.

Sans aucun doute c’est une erreur de vouloir "tirer vers le chris­tianisme" les grands soufis de l’Islam. Malheureusement les orientalistes chrétiens ont parfois cédé à cette tentation, comme le firent Asin Pala­cios en Espagne ou Henri Corbin en France pour Ibn Arabi. L’ouvrage d’Asin Palacios porte d’ailleurs ce titre significatif et tendancieux "L’Islam christianisé". Massignon lui-même s’engage dans cette voie avec sa "Passion d’El-Hallaj".

La même conception occidentale du mysticisme fait écrire à Régis Blachère dans son "Introduction du Coran" (p. 258) je cite: « Jamais le Prophète des Arabes ne paraît avoir dirigé sa pensée dans le sens mystique. Partout, dans le Coran, on retrouve au contraire la distinction absolue entre l’être et le divin. Jamais Mahomet n’a été effleuré par l’idée qu’une créature de chair et de sang comme lui pût prétendre se fondre en Dieu » (2).

Chez les orientalistes, l’erreur est toujours de juger le soufisme, phénomène spécifiquement musulman, à partir des critères du mysti­cisme occidental, étroitement lié à l’incarnation.

Le soufisme ne découle pas du gnosticisme.

Ce serait une erreur analogue de vouloir le dériver du gnosticisme alexandrin. Sans aucun doute, de même que l’Islam n’a pas été sans lien avec le christianisme d’Antioche et de la Syrie, il n’a pas été insensible à la "gnose" d’Alexandrie. Très tôt, le Calife Al-Mansour avait fait traduire les auteurs de langue grecque, et, sous le nom de "Théologie d’Aristote", fut publiée une paraphrase des trois dernières "Ennéades" de Plotin, de même la traduction des écrits attribués à Denys l’Aréopagite, répandit le néo-platonisme en Islam. Il en fut de même pour le "Livre sur le Bien", attribué également à Aristote, et qui est, en réalité, un extrait des "Éléments de théologie" du néo-platonicien Proclus.

On trouvera donc aisément dans les textes des traces de ces traduc­tions, mais le soufisme n’est finalement platonicien que comme les Pères grecs dans le christianisme le furent, c’est-à-dire en interprétant certains aspects du platonisme à travers une expérience religieuse radi­calement différente de l’orientation platonicienne.

Ces sources peuvent être aisément identifiées, mais elles permettent de mesurer l’abîme entre ces conceptions hellénistiques du rapport de l’homme à Dieu avec celles de l’Islam, fondées sur les ruptures de la création et de la révélation.

Le soufisme n’est pas né des sagesses de l’Inde.

Cela est plus évident encore en ce qui concerne les relations entre le soufisme et les sagesses hindoues. Les apports scientifiques de l’Inde se manifestent dès la fin du premier siècle de l’Hégire, avant même les traductions des auteurs grecs, mais c’est surtout avec Al-Birouni (973-1030) qui accompagna Mahmud de Ghazna dans son expédition:. militaire en Inde, et qui lisait parfaitement le sanscrit, que les sagesse de l’Inde furent connues des musulmans par son livre "Vérification de conceptions de l’Inde, rationnellement admissibles ou à rejeter".

Les méditations des sages de l’Inde enrichirent sans aucun doute l’expérience religieuse des soufis, mais, plus encore que la gnose, elles se distinguaient fondamentalement du soufisme : les sagesses de l’Inde reposent sur la certitude que l’homme, par, les ascèses et les exercices spirituels appropriés, peut parvenir, par ses propres efforts, à s’identifier avec Dieu, alors que, dans les religions révélées. (judaïsme, christianisme, Islam) religions sémitiques, Dieu doit "tendre la main" à l’homme, lui envoyer ses prophètes, pour franchir le fossé de la trans­cendance par une révélation dont aucune sagesse ne peut faire l’économie.

La différence est radicale en ce qui concerne la "création" : elle ne peut être pour un musulman, simple émanation d’une totalité imma­nente. Et le soufisme nous apprend à être vraiment le calife de Dieu, c’est-à-dire chargé de réaliser Sa volonté sur la terre. De participer à Sa création continuée. Cette création continuée qui est exprimée dans la sourate de l’Araignée XXIX, 19 : « Ne voit-il pas que Dieu produit la création et la reproduit sans cesse ».

La révélation ne peut être sur le prolongement d’aucune sagesse s’élevant de fin en fin vers une fin suprême, mais "descente" de la parole de Dieu vers l’homme : cette rupture se retrouve en ce qui concerne l’action : tout en reconnaissant les vertus d’humilité des moines chrétiens « qui ne s’enflent point d’orgueil » (V, 82) dit le Coran tout en admirant ces hommes que « nul négoce et nul troc ne distraient du souvenir de Dieu, de la prière et de l’aumône » Coran (XXIV, 37).

Dieu rappelle, dans le Coran (LVII, 27) qu’il n’a pas prescrit la vie monastique. Tout au contraire il a institué l’homme son "Calife sur la terre" (11, 30) pour réaliser, sous sa responsabilité et par son action, le dessein de Dieu sur la terre. La contemplation, pour un musulman, est un moment de l’action.

Le soufisme a sa source dans le Coran.

Le principe du soufisme est dans la "shahada", dans la profession de foi de l’Islam : « Il n’est de divin que Dieu. » C’est-à-dire que seul l’Absolu est absolu, que tout le reste est relatif. Dieu seul est réel.

Ici encore un contresens doit être évité : dire que Dieu est tout, ne signifie pas que tout est Dieu. Aucun panthéisme dans la vision des soufis. Tout au contraire : Dieu, c’est ce qui manque à toute chose pour être Tout. Chaque chose n’est réelle que par son rapport à Dieu. Séparé de Lui, elle n’est qu’illusion, non être. Cela ne signifie nullement que Dieu se réduit à n’être que la somme des êtres, même indéfiniment prolongée. Ceci n’a donc rien à voir avec le panthéisme qui, lui, croit à une continuité entre le fini et l’infini.

Évoquant ces rapports entre ce qui est absolument réel et ce qui n’est que relativement réel, trois des "califes bien guidés", compagnons immédiats du Prophète, disaient

– AbuBakr : « Je n’ai jamais vu une chose sans avoir vu Dieu avant elle ».

– Omar : « Je n’ai jamais vu une chose sans avoir vu Dieu en même temps qu’elle ».

– Othman : Je n’ai jamais vu une chose sans avoir vu Dieu après elle ».

Dieu seul est réel. Toute chose n’existe que comme "signe" de Lui, et qui le "désigne". Il est la cause et la fin de toute chose : « Tout vient de Dieu. » (IV, 78) « et tout retourne à Lui » (X, 56). « Il est le Premier et le Dernier, l’Extérieur et l Intérieur. » ( LVII, 3 ).

Le soufisme est un commentaire du Coran, une manière de le lire, et surtout une manière de le vivre.

Du fait qu’il n’y a aucune commune mesure entre l’homme et Dieu, du fait même de cette transcendance, Dieu, pour n’être pas conçu de façon anthropomorphique ne peut parler à l’homme que par para­bole, comme l’homme ne peut parler de Dieu que par métaphore.

C’est la condition première et la possibilité de la révélation, c’est-à­ dire de la descente de l’éternité dans le temps.

De même que le monde ne s’arrête pas aux limites des choses qui ne sont, au-delà d’eux-mêmes, que des "signes" de Dieu. Ce qui exclut lecture littérale et exige au contraire la recherche du sens intérieur, par delà les langues, qui ne sont qu’historiques, et les mots qui ne sont que symboliques.

Le soufisme est ce moment où l’homme prend conscience que Dieu a « insufflé en lui de Son esprit. » (XV, 29; XXXII, 9; XXXVIII, 72), qu’en Dieu seul il puise la force de vaincre : « Tu ne lançais pas toi-même les flèches quand tu les lançais, mais Dieu les lançait. » (VIII, 17). Un Hadith du Prophète exprime admirablement cette essence du soufisme: « Quand j’aime Dieu, je suis l’oreille par laquelle Il écoute, le regard par lequel Il voit, la main par laquelle Il forge, le pied par lequel Il marche. » Et toujours ce moment fondamental que tout vient de Dieu et qu’à Lui tout retourne (II, 156), diastole et systole du cœur musulman.

De Dieu tout vient, et c’est la révélation.

A Dieu tout retourne, et c’est la prière.

Double et indivisible mouvement de Dieu vers l’homme et de l’homme vers Dieu.

La révélation nous apprend à voir Dieu en toute chose qui en est le signe : ce peut être une réalité de la nature, un événement de l’histoire, un être que nous aimons, un verset de l’Écriture. Tout est "signe" (ayaat). L’Univers entier est un langage que Dieu nous parle.

La prière n’est pas une demande, mais une manière d’être: au-delà de toute "suffisance", reconnaître notre "dépendance" à l’égard de Dieu, sa transcendance: la présence de l’infini dans le fini, c’est-à-dire Ce qui est en moi sans être à moi.

Cette prière exige l’effacement du "moi" pour laisser en nous toute la place à Dieu. Junayd disait: « Le soufisme c’est Dieu te faisant mourir à toi pour renaître en Lui », et Abu Yazid Al-Bastâmi : « Quand le "moi" s’efface, alors Dieu est son propre miroir en moi »; le grand soufi Abu Saïd, raconte qu’un de ses disciples lui disait: « Tu nous parles souvent d’Ibliss ("Satan »), qu’est-ce que c’est que Satan ?» et Abu Saïd répondait : « Je le connais bien, je l’ai rencontré et il m’a dit: "Si tu dis "moi" tu deviens semblable à moi » (3).

Retournant ainsi à la racine de son être, l’homme peut alors accomplir sa vocation active de "Calife de Dieu" sur la terre, à qui a été confiée par Dieu la sauvegarde divine du monde. Le "Jihad", c’est l’effort permanent, sur soi et sur les autres, pour faire régner sur la terre les droits de Dieu et des hommes.

Le soufisme, par la conscience qu’il donne à l’homme, de cette présence de Dieu en lui, de sa responsabilité à l’égard de l’ordre divin sur la terre, est un appel permanent à la foi, un appel à se "souvenir de Dieu" en chaque action pour établir dans le monde l’harmonie divine de la justice et de la paix.

Le soufisme, c’est le moment de l’intériorité de l’action.

y[2 -LE SOUFISME NE DÉTOURNE NI DE LA PRATIQUE RELIGIEUSE NI DE L’ACTION DANS LA COMMUNAUTÉ]cy

Seules les formes dépravées, perverties, du soufisme détournent l’homme de la pratique religieuse et de l’action.

Le soufisme n’est pas "évasion".

Il ne se détache pas de la pratique, mais en est l’âme. Sans lui la pratique est constamment menacée par le formalisme. Le soufisme lui donne tout son sens.

– la "prière", est alors autre chose que le rituel et le gestuel : elle est la participation plénière de l’homme tout entier par le mouvement du corps et de l’âme, au chant de louange de la créature qui lie toute la création du Créateur;

– le "jeûne", c’est à la fois la rupture avec tout ce qui nous, incli­nerait seulement vers les désirs de la terre, et c’est aussi le rappel, en nous, de la présence du "pauvre" dans la faim terrestre, mais aussi dans la dépendance à l’égard de celui qui dispense toutes les richesses;

– le "zakat", c’est le rappel que tous les biens appartiennent à Dieu seul, et que tous les hommes étant frères et membres les uns des autres, nul ne peut vivre de l’exploitation du travail d’un autre;

– le "pèlerinage", c’est la présence en acte de toute la "Commu­nauté musulmane", et l’image même du voyage intérieur de l’âme vers le centre d’elle-même, la réintégration du fragment dans la totalité.

Toute cette pratique, résumée dans la profession de foi, n’est pas une fin en soi, mais le modelage de l’homme, pour remplir sa mission de Calife agissant. Agissant non par intérêt de sa personne ou de son groupe restreint, mais pour l’unique Dieu, dont il contient en lui l’es­prit, comme il contient en lui tous les niveaux de l’existence.

Telle est la vision exigeante de l’Islam que nous donnent les soufis, Cet homme, chargé de faire régner la volonté de Dieu sur la terre et de faire de sa propre vie un lieu de la manifestation du divin est indivisément l’homme de la contemplation et l’homme de l’action: « Dieu, dit le Coran (XIII, II) ne changera pas la condition des hommes s’ils ne changent ce qui est en eux-mêmes ».

Ghazali, illustre ce message en soulignant le lien nécessaire du sou­fisme et de l’action. Dans « Erreur et délivrance » (p. 95), il écrit : « Je passai ensuite à l’étude de la vie mystique. Elle consiste à reconnaître science et action pour également nécessaires. Elle vise à lever les obs­tacles personnels ».

L’exemple le plus éclatant de cette liaison intime entre contempla­tion et action, moments complémentaires et inséparables de la vie est celui de l’émir Abdel Kader, héros de la lutte du peuple algérien contre l’invasion française de 1830 : l’émir Abdel Kader, est à la fois un homme d’Etat exemplaire et soufi lié, par filiation initiatique, à Ibn Arabi.

Tel est le soufisme, au-delà de ses perversions historiques et de ses sectes.

Il est une dimension nécessaire de l’Islam pour l’empêcher de se scléroser en formalisme, en ritualisme, en littéralisme, et pour retrouver toujours son âme, sa vie, son esprit créateur qui apparaît à chaque page du Coran.

Il est une dimension nécessaire de l’Islam pour l’empêcher de se refermer sur lui-même, et, au contraire, pour retrouver la continuité fraternelle et l’unité avec les autres religions dont il est l’accomplissement dernier.

Le soufisme, en un mot, est un moment nécessaire pour que l’Islam demeure un Islam vivant, intériorisé, créateur, et non un Islam fossilisé dans la nostalgie du passé, le commentaire et le commentaire du commentaire, le littéralisme et les répétitions, le formalisme dogmatique et "suffisant" qui le ferait entrer dans l’avenir à reculons.

Notes:

1. Ghazali, « Al-mungid min adalal », Ch. IV, « La voie soufie ».

2. Ghazali écrit pourtant : « Que dire d’une voie où la purification consiste à nettoyer le cœur de tout ce qui n’est pas Dieu… par la fusion du cœur dans la mention de Dieu; et qui s’achève par le total anéantissement en Dieu. », Al-Munqid min adalal Ch. IV.
3. voir Ghazali, Ch. IV, La voie soufie, (Al-Munqid min adalal), et "Le livre de l’amour".

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