Nous voyagions côte à côte dans l’autorail qui nous menait de Dakar à Saint-Louis. Les présentations faites par des parents et amis communs, nous nous sommes mis, tout au long du trajet, à nous entretenir de philosophie antique et du Coran. Il a commencé par évoquer Platon et Lucrèce avant d’en venir au Coran. J’ai été agréablement surpris de la culture, des qualités d’esprit et de cœur de cet homme de Dieu qui n’était pas encore Khalife Général des Tidjanes. Mon interlocuteur connaissait parfaitement le Phédon de Platon, dialogue dans lequel celui-ci traite de l’immortalité de l’âme. Il m’a confirmé que Platon était un des initiés et qu’il connaissait le Nom Suprême (Ismou Lâhil Ahzam). Ses vues sur le matérialisme de Lucrèce, qui a donné droit de cité, à Rome, à la philosophie grecque, étaient bien venues et témoignaient d’une réflexion profonde, d’un esprit alerte, soucieuse d’exactitude et de logique. Les critiques fondées, bien étayées renvoyaient à des références à la lettre et à l’esprit du Coran. Par exemple, pour nuancer les propos de Platon sur l’immortalité de l’âme, il a cité fort opportunément le verset dans lequel Allah -Exalté Soit-Il- dit au Prophéte (Psl) : « On t’interrogera sur le roûh (l’âme), réponds que c’est l’affaire de mon Seigneur. » Les hypothèses spécieuses de Lucrèce sur la création sont également réduites à néant par les attributs d’Allah dans le Coran -Khâliq, Bâriou, Mouçawir- et les versets relatifs à l’omnipotence divine. Après cette première rencontre, j’ai eu le bonheur et la chance de m’entretenir plusieurs fois avec le Khalife Général des Tidjanes, qu’il est devenu en 1957. Le vénéré Cheikh fréquentait mon père (Dieu l’agrée !) et d’autres confrères de la Tariqa, des musulmans et non musulmans. J’ai pu préciser les impressions de notre premier contact. Il est inexact de parler d’une philosophie du Cheikh. Comme le Prophète Muhammad (Psl), son caractère, c’est le Coran. Son style de vie est puisé au Coran qu’il a digéré, intégré. Les Sourates et Versets constituent son armature, son bouclier. Les dits et silences du Prophète (Psl) ou hadiths lui sont familiers. Il les mémorisait et les a interprétés à la lumière du Coran : Ce sont ses boussoles. Il est plus juste d’indiquer le parti que notre Cheikh a tiré de la méditation constante sur le Coran, les hadiths et les ouvrages relatifs à ces derniers, de même que la pratique spirituelle. Même un observateur superficiel peut déceler le rayonnement de notre Cheikh.
Son enseignement Notre Cheikh était d’un humanisme intégral. Rien de ce qui est humain, pour reprendre le mot de Térence, ne lui était étranger. Il était « poreux à tous les souffles », souffrait des maux d’autrui, mais acceptait toujours le décret divin. L’homme, a-t-il compris, est la créature privilégiée de Dieu. Notre mission terrestre est, après que nous avons tiré parti de tout ce qui nous est soumis sur la terre et dans les cieux, de préparer notre vie dans l’au-delà, dans la paix et la solidarité. Tout homme est, pour ainsi dire, sacré et mérite respect et considération. C’est pourquoi notre vénéré Cheikh vouait une égale estime à tous, ne voyant en chacun d’entre nous qu’une manifestation divine. Il se gardait d’offenser la moindre créature. Son scrupule (al wara) était admirable. Il abandonnait les sentiments intérieurs des cœurs et scrutait les moindres détails extérieurs. Parfois, certains « talibés » (disciples) pensaient l’avoir trompé, alors qu’il était au fait de leurs turpitudes. Pudique au possible, il s’interdisait tout caractère qu’Allah -Exalté Soit-Il- n’agrée pas. La pudeur -qui ne le sait ?- s’accroît par la claire conscience qu’Allah est avec nous partout où nous sommes, que nous sommes sous son regard et que nos actions ne lui échappent point. Sa finesse (ad dharf) était à toute épreuve. Un sage nous définit ainsi la finesse : « c’est d’éviter les caractères douteux tout en gardant en permanence l’esprit alerte de générosité et de libéralité.
Notre Cheikh aimait par dessus tout Allah -Exalté Soit-Il- et Son Prophète (Psl). « L’Amour d’Allah, écrit un sage, est le but ultime de notre cheminement et la cime de notre ambition ».Tous les bienfaits dont nous jouissons viennent de Lui exclusivement. Allah est le Donneur par excellence (Wahâb). Les Prophètes, qui le connaissent bien, lui demandaient par le Nom de Wahâb. « L’Amour d’Allah, déclare un grand érudit musulman, constitue la vie des cœurs et la nourriture des esprits sans lesquelles le cœur n’éprouve ni plaisir, ni félicité, ni bonheur, ni vie. Lorsque le cœur perd cet amour, sa douleur est plus grande que celle qu’éprouve l’œil en perdant sa lumière, celle qu’éprouve l’oreille en perdant son ouïe. A vrai dire, la corruption du cœur, lorsqu’il est vidé de l’amour de Celui qui l’a créé et façonné, est plus grave que la corruption du corps vidé du souffle vital. Ceci n’est reconnu que par celui qui ressent une vie en lui, car les blessures ne réveillent pas les morts. » Si on demandait à notre Cheikh ce qu’il désire, il répondrait -nous en sommes sûrs « Ce qu’Allah décrète ». Cet homme de Dieu, dont nous venons d’énumérer quelques traits caractéristiques, occupait une place enviable dans la Cité et dans notre Tariqa, La Confrérie Tidjaniya.
Sa Place dans la CitE Un homme de Dieu tel que notre Cheikh ne manifestait ni égotisme ni égoïsme. Il considérait qu’il vivait au milieu des siens. Il avait à cœur, comme tout le monde, de s’acquitter de ses devoirs et de jouir de ses droits. « Tous les croyants sont frères », déclare le Coran. Notre Cheikh, plus que tout autre, comprenait les sens exotérique et ésotérique de cette déclaration d’Allah. Il en avait fait sa règle de vie. Comme nous l’avons laissé entendre, il n’avait pas oublié sa part de ce monde. Au cœur des problèmes de la cité, il assumait le destin du peuple comme le sien propre. Ses nombreuses interventions et intercessions sont connues de tous. Il savait de science certaine que l’ascétisme outrancier est étranger à l’Islam. Notre religion est celle du juste milieu. Elle préconise la tolérance, la solidarité, la paix, la concorde. Les oraisons, recommandées périodiquement, de même que les aumônes visant à prévenir certaines calamités ou à assurer la paix sociale, figurent en bonne place parmi ses actes de solidarité et d’amour du prochain. Papa Abdou -ainsi l’appelait-on familièrement- ne ménageait pas ses forces déclinantes. Il se savait chargé d’une mission divine de haute importance, que nous percevrons mieux en étudiant sa place dans la Tariqa Tidjaniya. Sans doute notre Cheikh n’était-il pas engagé dans l’arène politique. Mais les hommes politiques de tous bords -à commencer par le chef de l’Etat- le tenaient en haute estime, lui rendant visite, sollicitant ses conseils et oraisons. Comment notre Cheikh s’est-il acquitté de ses fonctions de Khalife Général des Tidjanes ?
Son rôle dans la Tariqa TidjanIya La religion musulmane est une. Ses adeptes adorent un Dieu Un, Allah -Exalté Soit-il– et reconnaissent que Mohammed (Psl), est son Prophète et que le Coran transmis par celui-ci est Sa Parole éternelle, qui s’adresse à tous les hommes de tous les temps. Les confréries, fondées sur la loi religieuse (Charia) et la tradition prophétique (Sunna) ne sont pas des innovations blâmables (bidha) mais de simples voies de spiritualité menant vers la proximité divine. Les membres des confréries, outre les prières canoniques et le rituel du culte, se soumettent, sous la guidance d’un Chef spirituel, à des actes surérogatoires, dont la composition, l’agencement, la périodicité varient d’un groupe à l’autre. La Tariqa Tidjaniya, dont le chef est Cheikh Ahmed Tidjane Chérif (Dieu l’agrée) est de structure très simple, dispose d’oraisons diverses éprouvées et assure aux adeptes le Jardin d’Eden, à sa place la plus élevée -Illiyîne-. Il n’est point question d’évoquer ici la pratique du Tidjanisme mais simplement, sans trahir des secrets, le rôle éminent de notre Cheikh durant son Khalifat et depuis que ses yeux se sont fermés à la lumière de ce monde. La Tariqa Tidjaniya est hiérarchisée. Il y a lieu de rappeler sans insister la notion de qutb ou pôle (pl. aqtâb). En géographie, par exemple ; le pôle est le centre autour duquel gravite l’axe du monde (l’intersection d’un plan avec une sphère étant un centre). Le pôle, dans la hiérarchie tidjane, est le degré le plus élevé. Tous les pôles sont des Saints, mais tous les Saints ne sont pas des pôles. Ceux-ci, au cours des réunions périodiques ou exceptionnelles, sont chargés de la gestion de l’Univers. En d’autres termes, ils sont chargés, au plan ésotérique, de faire fonctionner le monde. A chaque époque, il y a dans le monde entier un pôle et un seul dit Qub Zamân, qui préside la réunion des pôles. Il arrive au Prophète (Psl) de présider cette réunion. On devient pôle par cooptation. Avant d’être élevé au rang de pôle, le Tidjane gravit certains échelons, subit des épreuves ou tests et est agréé, s’il donne satisfaction.
Les Tidjanes privilégient, à juste titre, la Salâtoul Fâtihi. La valeur numérique de l’expression : « Mouhmadou Rassoulou Lâhi » est = 694. 694 fois la Salâtoul Fâtihi est l’un des plus grands secrets de notre Tariqa et aussi de notre Cheikh. Plusieurs versets de puissance ainsi que des formes synthétiques étaient connus de notre Cheikh, et les serviteurs des noms correspondants étaient à sa disposition. Mais comme vous le savez, le disciple Tidjane -c’est interdit- n’a pas à faire des merveilles, des prodiges, sauf en cas d’extrême nécessité et à l’abri de tout regard. Notre Cheikh -je l’atteste- était parmi les plus puissants de notre religion (je ne dis pas seulement de notre Tariqa) mais il n’a jamais voulu s’en vanter ni manifester quelque pouvoir. Voilà le signe d’un véritable pôle. Ceux qui, choisis par le Cheikh, avaient la chance de deviser avec lui des secrets de notre Tariqa, savent bien que c’était un Saint accompli, un pôle. Il est dommage que nous ne puissions, même après sa disparition, le révéler sous son aspect ésotérique, dans sa plénitude. Excusez-moi d’avoir si peu et déjà trop parlé de lui. Je suis réellement incorrigible ! Notre Cheikh, sachons-le, comme El Hadj Oumar Foutiyou (Dieu l’agrée), bénéficie d’une immortalité « bathinique » (ésotérique). Là où il est en ce moment, il continue d’influer sur le destin du monde, du Sénégal en particulier. Dors en paix, Vénéré Père, sous ces cieux du Sénégal, qui virent combattre Lat Dior et méditer Kocc Barma. Ta demeure -que tu quittes très souvent- est, désormais, l’Iliyîne, où comme les Elus, ton oraison est « Gloire à Toi, mon Dieu », ta Salutation, « Paix » et la fin de l’oraison « Louange à Dieu, Maître des Mondes ». Excuse-moi d’avoir eu l’imprudence et l’impudence de dévoiler un coin du voile dont tu te couvrais pudiquement. Puissions-nous, après nous être acquittés de notre mission de Gérants de l’Univers, le rejoindre dans la forteresse de l’Iliyîne. Amen.
VIDEO : 14 Septembre , 14 Minutes avec Dabakh Malick