Le pouvoir algérien semble avoir tardivement saisi l’importance des réseaux de la Tidjaniya. En 1983, le rapatriement de la dépouille de cheikh Mohammed El Habib, descendant du fondateur de la Tidjaniya, installé au Sénégal depuis 1950, fut un événement marquant en Algérie. Le président sénégalais de l’époque, Abdou Diouf, lui avait donné une dimension politique et diplomatique en mettant son avion personnel à la disposition des cheikhs de la Tidjaniya.
L’événement fut un déclic pour les autorités algériennes qui, dès 1984, organisaient un rassemblement des Tidjanis d’Afrique subsaharienne, de Tunisie et d’Égypte à Aïn Madhi, lieu de naissance du fondateur de la confrérie. Dans la foulée, le président Diouf posait un acte significatif, reconnaissant la RASD et le Front Polisario, alors que l’Algérie accordait, au même moment, une aide financière d’environ 20 millions de dollars au Sénégal, pour un projet de logement social dans la région de Dakar : la construction de la Cité des enseignants [16] D’ après un marabout de la Tidjaniya appartenant à…[16].
La réplique du Maroc ne se faisait pas attendre. Rabat prenait l’initiative d’organiser un Colloque international sur la Tidjaniya, à Fès, en décembre 1985. L’événement fut « mémorable », non seulement pour les Tidjanis subsahariens qui voyaient leurs califes réunis dans la capitale religieuse du Maroc, mais encore pour la diplomatie marocaine, qui remportait un succès certain en obtenant des plus importants guides de la Tidjaniya une motion de soutien réaffirmant la « marocanité du Sahara ». Les autorités marocaines prirent également d’importantes mesures financières en faveur de la communauté tidjane de Kaolack, avec une subvention de près d’un million de dollars pour l’achèvement des travaux de la Grande Mosquée de Médina Baye – une importante cité de la Tidjaniya à laquelle sont affiliés plusieurs dizaines de millions d’adeptes, notamment au Nigeria, au Ghana, au Niger et dans la diaspora africaine d’Europe et des États-Unis.
L’Algérie a fait appel à la Tidjaniya et à son « capital symbolique » beaucoup plus tard, en 2006, pour des raisons de politique intérieure, notamment avec la rencontre de l’Aghouat [17] Informations transmises par des participants sénégalais…[17]. Cette rencontre visait d’abord à user de l’influence du soufisme en général, et de la Tidjaniya en particulier, pour réduire celle de l’extrémisme qui avait conduit, à partir de 1988, à la guerre civile : recherche d’une alternative à l’islamisme radical s’appuyant sur le confrérisme soufi qu’avaient, pourtant, sévèrement combattu les nationalistes lors de la lutte pour l’indépendance.
L’offensive marocaine ou la revendication de paternité
Le Maroc, qui ne négligeait pas l’alternative offerte par le soufisme, essaya alors de répondre aux manifestations d’intérêt pour la Tidjaniya du voisin et concurrent algérien. Ainsi Rabat reprenait-il la main en réactivant ses nombreux réseaux en Afrique subsaharienne, et mettant l’accent sur la dimension internationale de la Tidjaniya.
La grande rencontre de Fès, désormais annuelle, regroupe depuis juillet 2007 des délégations des cinq continents, venues réaffirmer le rôle incontournable, et le statut, du Maroc auprès des adeptes de cette confrérie fondamentalement attachée à la zaouïa-mère. Le roi Mohammed VI donnait ainsi une nouvelle dimension à cet « attachement » des Tidjanis du monde entier à la ville de Fès, qui abrite le mausolée du fondateur de leur tarîqa Tidjaniya. Plus que les Durus Hasaniya [18] Les Durus Hasaniya sont des cours magistraux sous forme…[18] qui avaient plutôt un aspect élitiste avec l’invitation des seuls oulémas pendant le mois du ramadan, la rencontre annuelle de Fès inaugure une nouvelle ère : celle de l’ancrage symbolique d’une communauté spirituelle transnationale.
Les rivalités s’accentuent sur le terrain subsaharien avec l’arrivée de l’Iran qui recherche des partenariats économiques alternatifs et l’émergence de communautés chiites endogènes différentes de celle des Libanais. Cette dernière com-munauté est connue pour son rôle économique, et sa présence dans les affaires, en Afrique de l’Ouest francophone. L’Iran, quant à lui, tente d’investir au Sénégal dans le secteur de la construction automobile et a récemment proposé son aide au gouvernement sénégalais pour la modernisation des écoles coraniques du pays.
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En Afrique de l’Ouest, les relations politiques, économiques et culturelles avec le monde arabe empruntent très souvent le canal religieux. S’agit-il d’une simple prise en compte de l’impact de l’islam ou d’un calcul intégrant les éventuelles faveurs de partenaires détenteurs de pétro-dollars ? L’assistance apportée aux « frères en religion » est-elle gratuite, ou découle-t-elle d’exigences politiques, à la fois internes et externes, dont, en particulier, le souci de se légitimer auprès des gouvernés ? N’est-elle pas, également, pour les pays du Golfe, une manière parmi d’autres, de gagner en sympathie auprès des pays africains, sujets de droit international, susceptibles d’apporter leur soutien et leurs suffrages aux causes arabes dans les instances internationales ?
L’interpénétration poussée des faits politiques, religieux, économiques et culturels semble rendre obsolètes nombre de paradigmes de l’étude classique des relations internationales ; et l’on ne peut désormais négliger les ressources que dégagent le religieux et les sentiments et imaginaires qui en découlent. Avec l’irruption inattendue des individus et des acteurs non institutionnels sur la scène internationale, les relations « internationales » cessent d’être le domaine réservé des États-nations. La confrérie Tidjaniya, caractéristique d’un rapprochement, par le biais du spirituel, entre deux entités politiques entraînées par l’imaginaire religieux et le partage d’une histoire plus que millénaire, continuera à occuper une place de choix dans les relations bilatérales entre le Sénégal et le Maroc. Au-delà, en matière économique, la présence grandissante des grandes entreprises et autres groupes bancaires marocains en Afrique subsaharienne, témoigne d’un leadership de jour en jour plus nettement dessiné. Le Maroc a clairement défini la « géographie de ses intérêts » au sud du Sahara, ainsi qu’une politique africaine cohérente. Cette dernière dépasse le maniement de l’influence religieuse, intégrant désormais l’action des groupes industriels et bancaires.
Cette volonté d’affirmation du Maroc ne pouvait au vrai s’exprimer qu’en Afrique subsaharienne : ses ambitions en Méditerranée sont compromises par l’Espagne au nord tandis que le rival algérien les limite à l’Est. L’Afrique subsaharienne est donc un espace essentiel, et la Tidjaniya reste au centre de la manœuvre pour la présence dans cet espace.