Le discours de Mame Abdou était poignant. Le verbe était posé, et sortait avec beaucoup d’effort. Il s’efforçait toujours d’avoir une bonne diction, correctement articulée, pour ne pas donner aux mots un sens inapproprié. La voix était cassée sous le poids de l’âge. Il essayait pourtant de nous rappeler que les pratiques de Bawnane, abandonnées par les générations actuelles, figurent en bonne place dans l’architecture des pratiques cultuelles édictées par ALLAH (SWT). Il y évoquait également les relations, plusieurs fois séculaires, qui ont existé entre la famille de Mame Maodo et celle de mon homonyme ; particulièrement Mame Thierno Seydou Nourou Tall. Ceci explique d’ailleurs le choix porté sur ce lieu saint, pour effectuer un tel exercice spirituel. Ceci explique aussi la complicité entre El Hadji Abdou et Mame Thierno Mountaga; complicité qui a atteint son paroxysme lorsqu’il a fallu prononcer la prière finale. L’échange de civilités entre les deux vieux compagnons de route était plus qu’émouvant. Chacun voulait laisser la préséance à l’autre. Et c’est dans un wolof approximatif que Thierno répète à deux reprises, « Boul niou Diakhal », avant de fondre en larmes. Alors, Serigne Abdou ne pouvait qu’accepter et ordonna au Professeur Rawane Mbaye de dire l’invocation du Bawnane. Dans l’assistance, des cris de personnes en transe s’élèvent de partout.
Ces deux hommes ont été de grands témoins de notre histoire récente. Outre leur dimension spirituelle et intellectuelle sans égale, ils ont surtout marqué leur époque par des prises de position courageuses. Leur engagement a tout le temps été ponctué par des textes, d’une haute portée philosophique, sur les défis majeurs du Sénégal et du monde. Il faut se rappeler, à cet effet, la fatwa prononcée par Mame Abdou contre Salman Rushdie, lorsque ce dernier a publié ses «versets sataniques»; le poème qu’il a rédigé pour le retour de la paix en Casamance quelques jours seulement avant son rappel à ALLAH (SWT); ou alors l’appel à la prière et aux offrandes à la veille de la confrontation avortée, en 1987, entre policiers et gendarmes à quelques mètres du Palais Présidentiel ; ou encore le discours mémorable prononcé à la Zawiya Elhadji Malick à Dakar, en 1992, devant le Ministre de l’Intérieur, pour mettre en garde le Gouvernement de l’époque contre les dérives économique, sociale et politique qui plombent le développement du pays. Un ami me racontait, dernièrement encore, l’appel remarquable qu’il fit devant la société des eaux « SONEES », pour solliciter des responsables de cette institution un allégement dans le traitement des factures des ménages. Et le Directeur Général, lui-même, consentit un moratoire sur le règlement des échéances.
Quant à Mame Thierno, tout le monde se souvient encore du fundraising qu’il avait initié pour venir en aide aux populations sinistrées du Fouta, suite aux pluies contre saison de Janvier 2002. En plus, son action servait, à chaque fois à dissiper les nuages de tensions politiques et sociales. La plus remarquable, dans ce domaine, fut son intervention pour l’arrêt du conflit entre le Sénégal et la Mauritanie. Ces deux pays avaient apprécié ; le monde entier avait aussi apprécié.
En revisitant une nouvelle fois le contenu de cette fameuse cassette « 59 », c’est tout un patrimoine culturel hérité des plus hautes figures de la Tarikha Tidiania qui se déroule en quelques minutes, procurant un bonheur extrême au spectateur.
Surtout, je me souviens très bien de cet événement éminemment culturel et spirituel, puisqu’il avait beaucoup plu sur Dakar, le même jour et puisque ma chambre fut inondée.
Yalla na niou Yalla tass thi séne barké