La conclusion sur l’étude de l’islam comme système sera l’occasion d’autres questionnements sur l’apport des idéologies qui se disputaient le monde bipolaire cadre d’une telle pensée. C’est sur cet aspect qu’il s’attardera en défendant l’idée d’un apport réconciliateur de l’islam, du spirituel au secours du tout-matériel, d’un monde en proie à l’animosité nourrie par les égos, l’ambition et le règne sans partage du matériel jusqu’à s’éloigner des formes de solidarités qui faisaient même la particularité du genre humain.
Sur ce point précis, Serigne Cheikh a tenu à pointer les effets dévastateurs auxquels avaient conduit un tel état d’esprit dont l’histoire retiendra : un Jules César mu que par son ambition conquérante, un Alexandre Le Grand fini en captivité, un Napoléon croupissant à Sainte-Hélène et un Hitler à qui s’offraient deux choix aussi tragiques l’une que l’autre : la fuite ou le suicide.
Un certain Albert Camus, le rejoindra par cette conclusion sans appel : « La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie ; il va falloir, dans un futur plus ou moins proche, choisir entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques ». N’est-ce pas un aveu de la nécessité d’une conscience devant accompagner la science si l’on ne veut pas en arriver, justement, à une « ruine de l’âme ».
Voilà que, depuis les années 60 du XXème siècle, Serigne Cheikh Tidiane Sy défend que pour la durabilité des systèmes, l’Homme qui les met en place avait tout intérêt à s’appuyer sur la science doublée d’une éthique, comme éléments de guidance vers une civilisation universelle (Al-Hadâra al-âlamiyya). Ce renouveau de la pensée pour une re-naissance de l’homme moderne et conscient ne pouvait plus ignorer la dimension spirituelle de l’existence comme le croyant ne devait plus se permettre de se réfugier dans un ilot dogmatique, insensible aux interrogations qu’imposent son époque et son statut.
Dans sa démarche, Serigne Cheikh Tidiane Sy, part du local pour traiter des problématiques dans leur dimension globale. A l’entame du chapitre qu’il consacre à « la contribution de l’islam à l’émergence de la civilisation universelle », il s’appuie sur le cas du musulman sénégalais qu’il disait être dans un grand besoin de réfléchir sur cette question. Il va sans dire que ce n’était point par un culte des particularismes qu’il semble négliger au profit de l’Universel. Car, en plein monde arabe cherchant toutes formes de légitimation pour un leadership musulman, il précisera que « le message de l’islam n’est ni arabe, ni non arabe, ni oriental ni occidental…le message de l’islam ne peut se réduire à une couleur de peau, à une ethnie ni encore un pays sans les autres ». Il considère donc ce message universel comme celui qui a pu façonner les divers dogmes, savoirs et modes de vie dans le moule de l’Unicité et du sacré.
Donnant peu d’importance au miraculeux et au merveilleux dans le processus conduisant à la sincérité du croire, Serigne Cheikh s’appesantit beaucoup sur le fait coranique, sauvegardant, éternisant et universalisant le message de Mouhammad (PSL) « Innâ nahnu nazzalna Dzikra wa innâ lahû la-hâfizûna, Coran, 90-15). C’est le seul miracle qu’il reconnaît d’ailleurs car capable de faire de l’homme musulman un excellent et digne représentant d’un messager hors pair la constante revivification d’un message universel. Al-Maktoum dira, même, que le problème crucial du monde n’était ni la guerre, ni la paix, ni la politique, ni l’économie, ni l’action mais bien de l’homme capable de faire émerger une civilisation profitable à la terre et à son locataire, l’Humanité. Il soutient que si une telle condition ne pouvait se réaliser « la politique se réduirait à une simple mystification, l’économie à l’exploitation, l’action à l’injustice et la guerre comme un des conséquences d’une telle tyrannie ».
C’est à partir de ce constat qu’il conçoit la contribution de l’Islam et des musulmans à l’émergence d’une telle civilisation universelle. Passant en revue les témoignages d’un Lamartine fasciné par le prophète de l’Islam qui conclut qu’il est ce grand homme de l’histoire qui ne s’est pas de « vingt empires terrestres » mais a aussi et surtout fondé « un empire spirituel céleste », Serigne Cheikh aboutit à la remarque suivante : la contribution qu’il est demandée au musulman d’apporter à cette civilisation est la foi en ce message globalisant qui a fait dire au « plus grand homme de l’histoire moderne », : Certes, je suis envoyé pour parachever les qualités morales et éthiques » (Innamâ bu’ithtu li-utammima makârimal akhlâq). Al-Maktoum passera ensuite à l’explication de texte autour de ce hadîth dont la plupart des penseurs n’ont qu’une compréhension littérale. Pour Serigne Cheikh, ce hadîth en dit beaucoup plus : « Je suis envoyé pour réorganiser cette Civilisation dont la Torah parle au bénéfice du Judaïsme, l’Evangile pour le Christianisme et le Saint Coran pour l’Humanité entière en guise de parachèvement de tout ce qui a précédé ».
Dans son explicitation de la civilisation de l’Universel, Serigne Cheikh va plus loin en assimilant le terme de civilisation à celui d’éthique. Là où ses prédécesseurs avaient compris le terme de « Akhlâq » dans sa seule acception, morale, Al-Maktoum, l’élargit à la notion d’éthique, en rappelant le vers du poète égysptien, Ahmad Shawqî « Wa innamal Umamul akhlâqu mâ baqiyat/ Wa in humû dzahabat akhlâquhum dzahabû ».
En fait, pour Serigne Cheikh, pour être pérennes, les civilisations sont tenues et se défendent par l’éthique, non par les canons, les chars et les dollars. Lorsque l’éthique qui les fondait en arrivait à disparaitre, elles disparaissent avec elle. Il explique par ce fait la pérennité et la durabilité de l’islam et la manière dont il marque l’histoire de l’humanité.
Cependant, fidèle à l’autocritique qui n’a jamais signifié, chez lui, un reniement mais le courage de pointer les insuffisances d’une communauté qui devait être celle de l’excellence, il rappelle : « Le retard des musulmans durant ces sombres siècles ne signifiera jamais le retard de l’Islam en soi, car l’Islam n’a cessé de concevoir le croyant musulman comme un homme universel même si le colonialisme avait réussi à le réduire à l’inaction et que différents formes d’exploitation l’avait conduit à l’apathie ».
Les mises en garde d’un visionnaire
Pour Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy, l’islam a légué son patrimoine scientifique et éthique à toutes les cultures et civilisations pour qu’elles puissent s’interférer, se soutenir et se renouveler sous la supervision de ce message de grande qualité. Il soutient, d’ailleurs, que sous le prisme de l’Unicité de Dieu, l’islam ne voit que l’Unité de l’Humanité. Cette égalité de condition n’est remise en cause que de manière temporaire et alternée par les vicissitudes de l’Histoire qui, à tour de rôle, distribuent puissance et décadence « Wa Tilkal Ayyâmu nudâwiluhâ bayna Nâsi ». Il ne manquera pas, toutefois, de rappeler que malgré l’ingéniosité des concepteurs des systèmes les plus sophistiqués, cette marche du monde n’a jamais pu échapper à la volonté du Sage Savant (Al-‘Alîmul Hakîm).
Dans cette partie de sa démonstration, Serigne Cheikh citera, l’auteur de l’Evolution de l’Islam (C-Levy, 1960), Raymond Charles, commentant l’orientaliste français, Louis Gardet, qui rappelait qu’il devenait urgent que l’Occident revînt aux valeurs spirituelles et religieuses en plus de son rôle scientifique ; ces valeurs sans lesquelles il retombera, sans doute, dans une forme de non-sens et d’absurde malgré ses conquêtes et explorations.
A cette époque précise, Serigne Cheikh exprimait une espérance de voir les Civilisations jouer leur véritable rôle en construisant plus qu’elles ne détruisent et à comprendre le mouvement de libération des pays dominés ainsi que l’affranchissement des « damnés de la terre » comme l’une des plus sages leçons de l’Histoire sur le caractère passager de toutes les dominations. Il espérait, comme il le disait, que ces civilisations accueillissent les donnes de l’Histoire et les grands évènements des temps nouveaux en les admettant de manière positive.
Hélas, pour Al-Maktoum, cela n’était possible que dans un état d’esprit ou ne dominait pas ce qu’il appelle une certaine « philosophie de la décadence ».
A vrai dire, c’est la manière dont il décrit les effets d’une telle philosophie qui imprime à la pensée de Serigne Cheikh toute sa dimension universelle et avant-gardiste pour son époque. En réalité, il nous peignait le contexte d’un monde contemporain où, tel qu’il le disait dans les années 60, « les plus riches du globe assaillent les pauvres et thésaurisent leurs avoirs au détriment même de tout esprit de fraternité et de rapprochement, déniant aux dominés l’ambition de l’avoir et de l’accumulation, et par-dessus tout, prétendent que le bonheur et la réussite sont l’apanage des seuls riches des civilisations industrialisées jusqu’à même se prévaloir d’une prétendue élection les plaçant au-dessus de tous les autres ». Et à Serigne Cheikh de leur rétorquer, en empruntant le style coranique : « Pourquoi donc êtes- vous constamment punis par le biais de la guerre, des dégâts de l’alcoolisme, de la cupidité, des jeux, de l’injustice, de la mesquinerie, de la tendance à l’exploitation ? Vous êtes donc de simples humains ! ».
Soulignant l’inanité et le non–sens d’une civilisation prétentieuse et dénuée d’éthique et de morale qu’il critiquait, Al-Maktoum se résolut à étaler sa vision d’un monde où on pourrait parler de « civilisation » dans son sens noble.
Selon lui, il faut espérer que la Civilisation humaine, dans son essence, « puisse retrouver la toute la splendeur qu’elle mérite et sans laquelle la terre deviendra une « boucherie » où, un jour ou l’autre, ceux à qui l’on a enlevé leur dignité pour en faire « des vaches, des chevaux et des loups », se révolteront contre les patrons et grands industriels, les habitants des capitales et des gratte-ciels pour recouvrer l’honneur de l’Humanité ».
Pour Serigne Cheikh Tidiane Sy si l’humanité en arrive à ce point, alors « plus d’humanité et point de civilisation ! ».
Vision ne pouvait être plus futuriste. Il aura bien fallu attendre la fin du XXème siècle, que le communisme s’effondre, que Jean-Christophe Ruffin parle d’« empire » et de « nouveaux barbares », qu’un certain Huntington théorise le choc des civilisations, que le 11 septembre se produise, qu’Emmanuel Todd prédit la « fin de l’Empire », qu’on envahisse des pays souverains au mépris du droit international, que le capitalisme mondial soit frappé par une crise inouïe, que le terme de régulation réintègre le vocabulaire économique et financier, que la jeunesse du monde arabe se dresse contre l’injustice des potentats, qu’une réelle crise de confiance s’installe entre les gouvernés et les gouvernants pour comprendre enfin le vrai sens et la nécessité de l’éthique dans les rapports politiques et économiques !
Pourtant, dès les années 1960, Serigne Cheikh, ce penseur avant-gardiste, l’avait intégré dans sa conception d’une civilisation universelle durable à laquelle l’islam et les Musulmans devraient contribuer à la mesure de la pertinence du message Mohammedien. Certainement, pour théoriser une telle conception et l’harmoniser avec le message islamique au-delà des particularismes, il fallait compter sur la vision d’un Cheikh Tidiane Sy, ce « philosophe de son temps » (faylasûfu ‘açrihi) –comme le dit Serigne Maodo Sy – armé d’un sens élevé de la critique constructive et d’une audace de l’alternative, libératrices des conformismes coutumiers (âda), puisse l’exprimer en toute responsabilité.
Dr. Bakary SAMBE
Asfiyahi.Org