Au-delà de la mise en pratique d’une doctrine wahhabite dans son expression la plus extrême, c’est le symbole même d’un islam africain constitutif de la civilisation musulmane qui est, encore, la cible de ces groupes.
Mais, cette idéologie rétrograde qui a toujours enfermé le débat sur l’islam dans un carcan ahistorique et une vision étriquée, avait déjà commis plusieurs forfaitures dans le même sens.
La « saga » wahhabite avait bien commencé en Arabie-même avant de décider d’en finir avec tout ce qui pouvait symboliser la diversité. Cet unitarisme dogmatique professé, à l’époque par un « théologien » en mal de reconnaissance qui s’offrit aux désirs d’un politique en quête de légitimité lui servant de bras armé, n’a cessé de faire des ravages dans les sociétés musulmanes, elles-mêmes, avant de se rendre tristement célèbre par le plasticage des Bouddha géants d’Afghanistan.
L’idéologie wahhabite fait encore, malheureusement, des émules et a conduit, récemment, à la destruction des mausolées des trois principaux guides religieux de la confrérie soufie Qâdiriyya à Mgadiscio par les Shebab.
Dans la logique de l’excluvisme religieux, ce courant prend souvent le masque de la restauration des dogmes pour se considérer comme ce virtuel « vrai islam » avec un endoctrinement qui a ses propres méthodes.
Pourtant le Wahhabisme – se cachant très souvent derrière le vocable du salafisme- n’est qu’une simple tradition religieuse, développée dans ce qui est devenu l’Arabie Saoudite, depuis le milieu du xviiie siècle par les oulémas de l’institution religieuse fondée par les héritiers de Muhammad Ibn Abd al-Wahhab (1703-1792). Cette institution, en retour, se considère comme la « gardienne » de cette tradition. L’une et l’autre entretiennent un rapport organique avec l’État saoudien, fondé en 1744 à la suite d’un pacte conclu entre Ibn Abd al-Wahhab et Muhammad Ibn Saʿud, selon lequel le « sabre » se mettrait désormais au service du « goupillon », et réciproquement.
Voilà qu’un pacte purement politique, fondé sur la légitimation réciproque et l’échange de services, s’autoproclame seule « doctrine véritable » à l’assaut de tout ce qui, dans le monde musulman pouvait matérialiser son enrichissante diversité.
Mais la série des destructions et des saccages d’une bonne partie de la mémoire de l’islam avait bien commencé à Médine au cimetière d’Al- Baqî que les wahhabites ont complètement rasé, à l’époque. Si, aujourd’hui, en terre africaine, les disciples du wahhabisme continuent de taxer les adeptes du soufisme d’associateurs (pratiquant ce qu’ils appellent le shirk) et les excommunient, les sources historiques restent formelles sur une tradition qui était bien ancrée en Arabie musulmane depuis la période classique de l’islam.
La présence de mausolées et de tombeaux ornés et décorés, édifiés, ou agrandis, avant 1326, est clairement attestée par Ibn Battûta lors de son pèlerinage à la Mecque et par Ibn Jubayr avant lui (1183). Le célèbre historien Ibn Battûta décrivait même une « grande coupole » sur la tombe d’Uthman ibn Affan, l’un des quatre califes dits « bien guidés » appartenant, pourtant, à la période sacralisée et idéalisée des tenants du salafisme wahhabite !
C’est, bien plus tard, que les wahhabites, près de 1200 ans après, en vertu d’une fatwa prise par un certain cheikh Muhammad al-Tayyib, ont détruit les mausolées du cimetière médinois d’Al-Baqî` contigüe à la Mosquée du Prophète. D’ailleurs n’eût été la résistance de certains savants et autorités musulmans, le propre mausolée du Prophète de l’islam aurait déjà connu le même sort que ceux des saints de Tombouctou.
Et l’on peut croire que, sur le sort de la mosquée-tombeau de Médine, les wahhabites ne sont que dans une logique de « hudna », pause stratégique, le temps d’accomplir ce « vœu pieux » de « désacraliser » le mausolée du Prophète. Un célèbre penseur contemporain de ce courant continue à le professer et qui a bien inspiré les démolisseurs de Tombouctou. Il s’agit de Shaykh Albânî, dans son ouvrage « Ahkâm al-Janâ-iz wa bida’uha ». Il y recommande que l’on retire la tombe du Prophète de l’islam de la mosquée de Médine. La désacralisation est bien en marche ! Ce même auteur, presque sacralisé dans nos écoles salafistes de Dakar, Bamako ou encore de Niamey, insiste sur cette demande dans un autre de ses ouvrages Tahdir as-sâjid Min ittikhâdil Qubûri Masâjid (pp 68/69).
Cette idéologie de la destruction n’a pas commencé à Tombouctou et ne s’y arrêtera certainement pas. Elle est inscrite dans un processus continu de négation de la différence, de la culture du débat pourtant institué par les textes et faits fondateurs de l’islam.
La même logique politique accompagne cette doctrine wahhabite qui, en réalité, a toujours été au service du pouvoir politique. Le cimetière d’al- Baqî, avant la venue au pouvoir du régime saoudo-wahhabite, avait plusieurs mausolées, qui étaient des lieux de pèlerinage des chiites et même des sunnites qui venaient à Médine.
C’est partant d’un dogme qui considère comme un péché de se rendre sur la tombe d’un défunt que de nombreux sites religieux ont été détruits. Les wahhabites avaient même forgé le projet de détruire les sites Karbala et de Najaf (mausolée d’Imam Ali), en Irak, et leur projet de destruction de la tombe du Prophète a été abandonné suite aux violentes objections de la communauté islamique internationale.
Au-delà des évènements malheureux de Tombouctou on dirait que les tenants du wahhabisme sont dans une logique de destruction du patrimoine historique et de la mémoire tout court. Sinon comment comprendre la démolition d’une partie de la montagne d’Abû Qays, non loin de deux portes principales de la Ka’ba (Bâb-u- Salâm et Bâb-u-Ali) ? Abû Qays symbolisait pourtant, selon la tradition musulmane, le premier endroit d’où le Prophète débuta sa prédication et où, habituellement les pèlerins étaient invités à faire une prière spéciale. La mémoire religieuse ainsi effacée, un somptueux palais royal y prit vite place comme pour avoir une belle vue sur la pierre noire peut-être visée, aussi, par les fatwas de la destruction.
S’il en était des idoles à détruire en priorité, ce serait, sans conteste, celles dressées sur le chemin d’une intelligence des textes sacrés, peuplant les esprits formatés pour l’éternel taqlîd, l’imitation aveugle non contextualisée au mépris de la raison et de la logique de l’ikhtilâf, le principe garanti de la divergence et du débat.
L’attaque au patrimoine de Tombouctou ne peut se comprendre que si l’on garde présent à l’esprit tout ce que cette ville représente pour l’Afrique, l’islam et l’humanité.
Cette cité connue, à l’origine, comme un campement des nomades berbères du XIIIème siècle marquera l’histoire du commerce transsaharien durant le tout le XIVème siècle. Tombouctou fait partie de cette époque de la grandeur en Afrique et de la civilisation sahélienne notamment avec l’empereur Manding Mansa Mûsâ, l’homme du célèbre pèlerinage à la Mecque. C’est en son temps que la Grande Mosquée de Djingareyber a été construite (1325 ap-JC) par un architecte andalou, Abû Ishâq as-Sahilî à qui le généreux empereur offrit, tout de même, 40 000 mithqâl (200 kg) d’or !
Au-delà d’une barbarie se drapant d’un manteau religieux, d’une étroitesse d’esprit signe d’une certaine pauvreté spirituelle conduisant à l’importation de cette idéologie, pourtant, battue en brèche dès sa naissance dans les ouvrages de Sulaymân Ibn Abdulwahhâh (propre frère du fondateur du Wahhabisme, dans Aççawâ’iq al-ilâhiyya fi-r-radd ‘ala-l-wahhâbiyya) mais aussi de Yûsûf Ismâ’îl Nabhânî (Shawâhid-u-l-haqq), c’est cet esprit de Tombouctou que l’on a voulu tuer !
Car, c’est surtout l’esprit de Tombouctou qui dérange les idéologies sectaires telles que ce wahhabisme d’un autre temps.
Tombouctou est la ville des échanges et de l’ouverture. C’est de cette ville mythique que partit ce fils du Sahel qui émerveilla les Shaykh de Marrakech, ville de Qâdî ‘Iyâd : Ahmed Bâba al-Tinbuktî, tel que connu dans les classiques d’histoire au Maroc. L’image de l’érudit venu du Sûdân fit vite place à son statut de captif – après l’aventure saadienne d’Al- Mansûr contre l’empire Sonhaï, en 1596- !
N’est-ce pas, aussi, ce fils de Tombouctou qui démontra à l’époque, dans ses débats avec les Fuqahâ et oulémas maghrébins, que la pensée islamique n’a jamais été monolithique et que la philosophie du débat et de la divergence était aussi une réalité islamique ?
Mais Tombouctou ne doit pas tomber ! Sinon le chemin est ouvert pour d’autres dérives, d’autres destructions de mausolées et pour une dictature « intellectuelle » favorable au règne de la nouvelle « sainte ignorance ».
Dr. Bakary Sambe, Spécialiste du monde musulman
Senior Fellow, European Foundation for Democracy –(EFD) Bruxelles