Desmond Tutu, Nelson Mandela – incarnations vivantes et figures emblématiques de la lutte du peuple d’Afrique du Sud – tous deux prix Nobel de la Paix, reflétant chacun à sa manière, les sentiments ambivalents de ceux qui se penchent sur l’histoire de ce pays : joie parce que délivrance, mais également tristesse à cause des souffrances indicibles et des sacrifices qu’il a fallu pour arriver à ce résultat.
Tout en partageant avec la jeunesse du monde cet événement qui dépasse largement le cadre du sport, devenant à certains égards un business avec ses travers mercantilistes, nous voulons profiter de l’engouement que suscite ces temps-ci l’Afrique du Sud (multiplicité de dossiers, livres, reportages, documentaires télévisés) pour revenir sur un événement capital pour que la jeunesse du monde entier, tout en s’amusant, en ce Juin 2010, se souvienne de Juin 1976, ce mouvement citoyen inattendu dont l’action politique décisive, « amènera » la fin de l’Apartheid. Ce retour sur le soulèvement de Soweto, en Juin 76, et la forme d’organisation qu’a pris ce mouvement citoyen, pourrait éclairer le débat actuel au Sénégal sur la dichotomie factice que certains veulent établir entre le mouvement social qui s’occuperait des doléances au quotidien et les partis politiques qui prendraient en charge les réformes. L’émergence du mouvement citoyen a suscité un débat de fond qui, malheureusement, prend parfois les allures grossières portées par des acteurs à la pensée chétive. Elles suscitent pourtant mieux que l’indifférence ou la condescendance et demandent beaucoup de sagacité et de circonspection, comme l’exigent de façon criante les enjeux de la bataille politique.
On peut, à partir d’un exemple historique, poser les véritables enjeux des formes d’organisation qu’exigent les stratégies élaborées pour sortir le pays de la situation actuelle.
Conscients que l’expérience de l’ANC pourrait être utile dans cet exercice de « décillement », d’ouverture des yeux, pour les parties prenantes des Assises Nationales, j’ai pris l’exemple historique le plus riche en leçons et impacts sur l’issue finale de la lutte contre l’Apartheid. Est-ce que ces Assises sont-elles, par exemple, capables de cette vraie innovation stratégique et culturelle que furent les acteurs de Juin 76 ?
I. POURQUOI L’AFRIQUE DU SUD ?
En effet, ce pays exceptionnel, riche d’habitants aux origines si diverses qu’il compte onze (11) langues officielles, a souffert d’un passé de lutte et de sang marqué par un racisme codifié, tristement célèbre sous le nom d’Apartheid. L’Apartheid est la forme la plus achevée de la violation des Droits de l’homme, instaurée par les Afrikaaners, ces disciples d’Hitler dont ils admirent l’idéologie nazie (la supériorité de la race blanche et l’extermination des races inférieures), qu’ils ont largement propagée après la 2ème guerre mondiale avec la création du Parti National en 1948. Ce parti va élaborer les bases idéologiques, puis juridiques, de l’Apartheid. Mais à la différence des nazis, il se gardera d’exterminer les noirs dont la main-d’œuvre bon marché devrait servir à exploiter, à leur profit, les mines d’or et de diamant de l’Afrique du Sud.
Offrant un rare mélange de religiosité et de violence, cette société multiculturelle, partagée entre valeurs occidentales et africaines, se présente aujourd’hui comme un laboratoire incontournable pour toute l’Afrique. La République Sud-Africaine est la première puissance économique du Continent ; ses réserves en minerais sont surprenantes ; ses souffrances et ses espoirs ont façonné un type d’homme qui a pu mettre en place un rassemblement : l’ANC, qui malgré les vicissitudes de la lutte et de la réalité du pouvoir, a écrit l’une des pages les plus glorieuses du mouvement démocratique international. Premier parti d’Afrique, créé en 1912, l’ANC a commencé comme une organisation engagée dans le combat contre la discrimination raciale par des moyens pacifiques que préconisait Mahatma Gandhi. L’ANC, à cette étape de la lutte, protestait, de manière sporadique, contre les mesures discriminatoires du Gouvernement raciste d’Afrique du Sud. Mais face à la rigueur de la répression et l’ampleur de ces mesures du Gouvernement qui l’a déclaré illégal, l’ANC n’avait d’autres choix que de se radicaliser. Dirigé par des hommes d’exception, tels que Nelson Mandela, Walter Sisulu et Olivier Tambo, animé par des idéaux d’émancipation humaine, l’ANC a été en mesure de réussir ce que le mouvement démocratique sénégalais n’a jamais pu réaliser à grande échelle : l’appropriation par les masses sud africaines de la vision et de la mission que ce parti/rassemblement incarnait par une présence quotidienne à côté du peuple pour mener à bien ses revendications. L’ANC s’est imposé par la qualité, la détermination et la lucidité de ses leaders qui gouvernent le pays depuis 1994. Les élections y sont libres et transparentes et l’Afrique du Sud est aujourd’hui l’une des plus grandes démocraties du monde après avoir été le pays par excellence, de la violation des Droits de l’homme.
Un célèbre homme politique français a fait le témoignage suivant : « Le plus grand homme politique du XXème siècle, celui qui a devancé par sa sagesse tous ses contemporains, s’appelle Nelson Mandela. Il fut élu Président de l’Afrique du Sud en 1993 et investi le 10 mai 1994 au terme de plus d’un siècle de luttes multiples pour mettre un terme à la domination raciste et impitoyable des Blancs sur ce pays d’Afrique australe. Mais Mandela n’est pas seulement le héros d’une lutte de libération, il est lui-même l’archétype de l’homme politique tel qu’on aimerait en fréquenter un peu plus, le meilleur dans tous les domaines : la conviction, la sincérité, le courage ». Les leaders du Continent devraient s’inspirer de son exemple.
II. SOWETO, JUIN 76 : L’ACTUALITE D’UN MOUVEMENT CITOYEN
Sans vouloir en dire plus qu’il n’est raisonnable dans un texte de cette nature, il faut cependant revenir, de manière au moins indicative, sur les questions majeures de cette expérience ; en revisitant la genèse idéologique, les principaux acteurs dont certains sont peu connus, les divergences d’approche des différentes composantes, l’édification difficile de l’Unité d’action, l’extraordinaire rôle de la jeunesse scolaire et universitaire, son courage, sa ténacité, son sens tactique, l’actualité du message que porte Soweto 76, et le modèle qu’il peut constituer pour la bifurcation historique qui pourrait constituer le mouvement citoyen sénégalais.
Voyons comment l’étincèle a embrasé plus largement en Afrique du sud. Alors que les militants de l’ANC croupissaient en prison dans des conditions de détention impitoyables et que l’organisation de la résistance à l’extérieur battait de l’aile, le soulèvement des étudiants de Soweto en Juin 1976, déclenché par une protestation contre la décision du Gouvernement Sud Africain d’imposer l’Afrikaans comme langue d’enseignement dans les écoles noires, donna un tournant décisif à la lutte contre l’Apartheid.
Pour comprendre la signification symbolique de ce soulèvement, il convient de revenir sur les fondements philosophiques qui l’ont inspiré. En effet l’homme dont l’influence a dominé les événements qui ont conduit au soulèvement du 16 Juin s’appelle Stephen Banthu Biko, plus connu sous le nom de Steve Biko ; jeune étudiant en médecine, Président de l’Organisation des Etudiants Sud-Africains (SASO), un groupe exclusivement formé de noirs, créé en 1968. Biko était conscient de l’influence dévastatrice que l’apartheid avait exercée sur l’esprit des gens de sa propre génération. C’est ainsi qu’il œuvrait pour que « l’émancipation des Noirs dans ce pays dépende entièrement du rôle que les Noirs eux-mêmes sont prêts à jouer ». S’inspirant du concept d’auto-dépendance développé par Anton Lembede presque 30 ans plus tôt, il déclara : « Les Noirs sont fatigués de se tenir derrière et de regarder d’autres jouer un rôle qui leur appartient… Ils veulent faire des choses pour eux-mêmes, tous seuls ». Dr Piley Ka Laka Seme, jeune avocat, porteur de slogan mobilisateur dont « nous sommes un seul peuple ! ». est également une des figures marquantes de l’émergence de ce qui deviendra l’ANC. Mais, son expérience dès son retour des USA à la fin de ses études (par exemple les noirs n’avaient pas le droit de marcher sur les trottoirs ou devaient enlever leur chapeau devant les blancs) l’amènera à renoncer à son rêve de reconstruire la Nation Zulue et décida d’œuvrer à l’unité des noirs, divisés par des querelles ethniques séculaires, pour défendre leurs droits. Dr Seme avait décidé d’échapper à cette oppression et s’engagea à la dénoncer et la combattre. Il convoqua, en 1912, la première conférence de tous les leaders noirs : des enseignants, des prêtres, des fonctionnaires et des hommes d’affaires, tous formés – et c’est important – dans les écoles missionnaires du XIXème siècle. On remarquera la prégnance du fait religieux dès le début. Comme le montre Heidi Holland, c’est cette conférence qui a conduit à la création du Congrès National des Natifs de l’Afrique du Sud qui deviendra, plus tard, l’ANC. »
L’ANC visait à mettre fin à la discrimination raciale au Parlement, dans les services publics, dans les écoles et les usines d’Afrique du Sud. Donc un mouvement citoyen de défense des droits de l’homme.
Mais ce rassemblement, qui était encore sous l’influence de la « propagande pacifique » et l’ « action passive » de Mahatmat Gandhi qui vivait en Afrique du Sud depuis 1893, avait créé une désaffection des jeunes de l’ANC qui préconisaient des actions plus radicales à l’encontre de la politique raciste du régime.
III. L’engagement décisif des jeunes
Le Dimanche de Pâques de 1944, la Ligue fut formellement créée au cours d’une conférence qui réunit 200 participants dont l’écrasante majorité, y compris Nelson Mandela, venait de l’Université de Fort Hare créée en 1938 et qui était l’une des rares Universités d’Afrique du Sud ouverte aux étudiants noirs à plein temps. Lembede sera élu Président de la Ligue. Donc, la Ligue des Jeunes de l’ANC fut créée sur la base d’une divergence stratégique avec la Direction de l’ANC, sans conduire à la scission. L’exclusivité raciale (le pays appartient aux noirs) porté par Lembede s’opposait au nationalisme pluriracial ouvert à tous ceux qui détestaient la domination blanche, y compris les progressistes blancs.
Les conditions de vie qui se dégradaient tous les jours dans les ghettos (Townships), firent sentir le besoin de taire les divergences doctrinales pour des actions communes et unitaires.
Et pourtant, cette polémique a inauguré une tradition d’échange et de débat au sein de la jeunesse de la Ligue sous l’impulsion de Lembede, appuyé par Peter Mda, qui ne détestaient rien de plus que la pensée unique ou les arguments d’autorité ou de mandarinat qui sont des forces d’arrêt, de destruction et d’inhibition ; ce qu’ils reprochaient à la Direction. Bien qu’il fût dans la Défense et l’illustration de ses thèses favorites, Lembede préférait les satisfactions de la pensée critique du débat contradictoire ; il adorait cette stimulation mentale que procure la défense de ses positions contre une attaque intellectuelle rigoureusement argumentée.
Quelques mois plus tard, le sort devait frapper la Ligue des Jeunes de l’ANC. Lembede meurt à l’âge de 33 ans des suites de maux de ventre mal diagnostiqués. Mais il avait donné le modèle à suivre à Mandela, Sisulu et Tambo, avec l’émergence d’une tradition de débat au sein de la Ligue et au-delà, au sein de l’ANC ; tradition qui fait l’exceptionnalité de la démocratie sud africaine qui constitue à la fois sa force et sa faiblesse ; tradition qui a scellé son unité et sa vie démocratique et qui explique, il y a deux ans, qu’un Président de la République ait pu être démis de ses fonctions de Président de l’ANC et, plus tard, forcé à démissionner comme Président de la République avant la fin de son mandat, après un débat démocratique, transparent et ouvert en dépit des de quelques excès et dérives regrettables. Mais, le perdant est sorti de la prestigieuse London School of Economics, et le vainqueur n’a jamais été à l’école. Toujours est-il que cette tradition est à l’opposé de la tentation, partout en Afrique, de voir des monarques sans couronne nommés à vie, ou lorsque les lois de la nature ne le permettent pas, à cause de la décrépitude avancée, de préparer un fils pour lui succéder et installer de fait une dynastie.
Ainsi, le modèle légué par Lembede a influencé la manière dont la lutte a été organisée en Afrique du Sud. Mais un modèle n’est d’aucune utilité s’il n’est pas actualisé. Ce sera la tâche de Black Consciousness Mouvement qui a vivifié l’enseignement de Lembede en l’inscrivant dans la perspective d’une victoire prochaine contre l’Apartheid.
Ce débat qui était fondamental du point de vue tactique (parce qu’il pose la question des alliances : avec qui ? Contre qui ?) a traversé toute l’histoire de la Ligue de Jeunes et de l’ANC. Le premier texte politique de la Ligue des Jeunes était rejeté parce que les blancs y étaient désignés comme des ’’ étrangers’’ » (Heidi Holland).
Des jeunes comme Oliver Tambo considéraient la doctrine africaniste comme du racisme anti raciste et pensaient qu’un nationalisme large et ouvert était moins risqué et que les noirs devaient compter des alliés parmi les blancs et les hindous. Il percevait également l’africanisme comme une doctrine qui pouvait froisser la foi de certains noirs formés dans les écoles chrétiennes qui n’accepteraient aucune doctrine basée sur une discrimination raciale.
Mandela et Sisulu rejetaient cette analyse de Oliver Tambo et voyaient dans la doctrine de Lembede, le chemin le plus sûr pour réveiller le respect de soi du noir, ravivait la fierté de son passé et la confiance en l’avenir. Si on lui propose un nationalisme multiracial, le noir demeurera chevillé à la culture de l’oppresseur. Il appartient à la jeunesse de promouvoir une idéologie assez convaincante pour mobiliser les masses noires. Ils s’opposaient au rôle prépondérant des blancs progressistes dans l’ANC, surtout les communistes – qui y occupaient des postes importants – comme Moses Kotane, John J.B Marks, Dams Thome, Yousouf Dadoo, Josiah Gumede.
En 1945, Lembede et Peter Mda étaient élus pour la première fois, en tant que représentants de la Ligue de Jeunes, au bureau exécutif de l’ANC.
Mais les contradictions au sein de la société Sud africaine et l’expérience de la lutte commune au cours des grèves des mineurs ou les manifestations du 1er Mai 1950 contre l’interdiction du parti communiste (18 morts), la nouvelle génération de Ligue des Jeunes, sortie de Fort Hare avec forte dose d’influence marxiste, et plus tard, le rôle des communistes dans le déclenchement et l’encadrement de la lutte armée, l’âpreté de la lutte des classes et des races, ont fini par convaincre les tenants les plus impénitents de la doctrine africaniste, tels que Lembede et Mandela, de la nécessité d’atténuer leur intransigeance. Lembede commençait à tenir des réunions avec les hindous pour leur dire : « Non seulement nous devons nous asseoir et discuter mais nous devons lutter ensemble ».
Fasciné par le courage et les capacités d’organisation des communistes, Mandela était enfin gagné à l’idée qu’un nationalisme assez large était préférable à l’Africanisme exclusiviste et que les noirs avaient besoin de mobiliser toutes les forces hostiles à l’Apartheid.
IV. STEVE BIKO ET LE BLACK CONSCIOUNESS MOUVEMENT
Biko était convaincu que pour susciter un nouveau sentiment d’orgueil chez les militants d’Afrique du Sud, il fallait sortir les noirs de leur dépendance historique vis-à-vis des « progressistes blancs ». Cependant, loin de plaire à une « faible minorité », le mouvement du Black Consciousness se répandait dans les campus universitaires à travers le pays. Atteignant un niveau de conscience politique sans précédent, il se ramifiait au-delà des universités pour atterrir dans les milliers d’écoles du pays. Peu de blancs étaient conscients de tout cela. Ce qui surprenait le plus Biko et ses camarades fut la volonté des adultes, hommes et femmes, à suivre les instructions données par les jeunes qui dirigeaient la révolte. Jusque là, le conflit de génération avait toujours été très prononcé dans la société africaine ; les coutumes tribales vénéraient l’âge et obligeaient les jeunes à respecter le droit d’aînesse.
Aucun organisme ne fut plus surpris par l’ampleur de la révolution des étudiants que le Congrès National des Etudiants (ANC) bien qu’il dirigeât les activités de la jeunesse dans les communes et avait commencé, avant 1975, à sortir de son siège en exil basé à Londres, pour créer d’autres bases en Zambie, en Tanzanie, en Mozambique et en Angola. Avant que le soulèvement des étudiants ne débute en Juin 1976, l’ANC, bien qu’étant conscient que la philosophie de l’exclusivité noire proposée par Biko était en contradiction avec la politique non raciale du Congrès, s’était rendu compte qu’il risquait de perdre le contrôle de la lutte et saisissait donc toutes les opportunités pour être en phase avec ce mouvement étudiant dont la puissance surprenait.
D’autres facteurs renforcèrent l’effet galvanisateur de Black Consciousness Mouvement sur la conscience des étudiants et la solidarité noire qu’il a provoqué, au sein de la communauté noire, aidant ainsi à traduire leur mécontentement en action durant les mois précédant la rébellion.
D’abord, au début de l’année 1976, une importante mobilisation militaire de l’Afrique du Sud intervint dans une guerre civile au cœur de l’Angola, sous la pression des Etats-Unis. L’intervention fut une défaite humiliante pour le régime en place, grâce à l’aide des troupes cubaines, et celles des pays socialistes, avec les images de soldats sud-africains blancs détenus diffusées par les chaînes de télévision dans plusieurs pays africains. La nouvelle de la défaite de l’armée au combat avec les soldats noirs fut accueillie avec fierté et réconfort par les noirs sud-africains. Avec la victoire remportée par le Front pour la Libération du Mozambique (FRELIMO) contre le pouvoir colonial portugais en 1975, il s’avérait de plus en plus nécessaire et possible pour les noirs de défier militairement la domination des blancs et de gagner.
Depuis 1955, les noirs étaient obligés de payer des taxes sur l’éducation. Cependant, ces taxes ne donnaient pas aux enfants noirs le droit de bénéficier des livres scolaires distribués gratuitement aux enfants blancs. Au contraire, l’introduction imminente d’un apprentissage obligatoire de la langue des afrikaaners, rencontra des oppositions continues de la part des étudiants et des éducateurs noirs.
Cette situation de tension croissante fut aggravée en 1974 par la création des Bantoustans, zones tribales pauvres occupées par les ruraux noirs. Comme le voyait si bien le Financial Mail : « L’objectif principal du gouvernement est d’obliger tout africain dans la République à devenir un prétendu citoyen au sein d’un Bantoustan ou d’un autre, afin de légitimer son refus de garantir aux noirs leurs droits politiques dans une Afrique du Sud blanche ».
L’introduction du système de la « carte rose » en 1974, conçu pour assurer que seulement les enfants résidant légalement dans les zones urbaines puissent fréquenter les écoles urbaines, fut chaotique : 60.000 enfants parmi un groupe de 111.000, qui s’étaient inscrits dans les écoles à Soweto, furent déclarés résidents illégaux. Tous ces élèves ne pouvaient pas être absorbés dans les écoles des Bantoustans et le programme fut rapidement changé, mais non avant d’avoir suscité la colère de tous les étudiants noirs. Tous ces assauts portés contre un système d’éducation, déjà discriminatoire, poussèrent des milliers d’étudiants à nourrir ce désir ardent de révolte. Sikosi Mji était l’incarnation, de par son attitude, sinon de par ses origines familiales, de ces jeunes leaders qui cherchaient, par tous les moyens, à mobiliser des étudiants en masse contre l’Apartheid en général, et l’éducation Bantoue en particulier. Beaucoup d’autres étudiants disparurent dans les prisons ou à travers les frontières. La fille de Walter et d’Albertina Sisulu, Lindiwe, fut arrêtée le 13 Juin 1976, quelques jours avant le soulèvement et fut détenue pendant neuf mois. Pendant que Lindiwe Sisulu et des centaines d’autres étudiants étaient en détention, l’exode des étudiants désespérés continuait, passant d’un petit nombre en 1975 à de grandes vagues au courant de l’année suivante. Bien qu’il y eût des différences fondamentales entre la philosophie du Black Consciousness Mouvement et la politique non raciale de l’ANC, les étudiants qui quittaient le pays n’avaient d’autres alternatives que de se réfugier et de continuer leur combat dans le seul sanctuaire disponible : celui offert par l’ANC. Bien que le PAC fût idéologiquement plus compatible au Black Consciousness Mouvement, il leur était impossible d’offrir à la majorité des étudiants un asile en dehors de l’Afrique du Sud.
V. LE SOULEVEMENT DES ETUDIANTS : L’ASSASSINAT D’HECTOR PETERSEN
« Le chaos s’installa près du collège d’enseignement secondaire d’Orlando Ouest où Hector faisait partie des milliers d’adolescents qui voulaient convaincre les autorités de leur haine envers les Afrikaans. Avant les coups de feu, la foule était gaie et excitée. Certains allèrent jusqu’à provoquer les policiers en brandissant leur poing ferme, salut symbolique des noirs, mais la plupart étaient angoissés. Aucune sommation n’avait été faite avant que la police ne commençât à tirer directement sur les étudiants.
Enragés par l’usage de l’extrême violence dans une situation essentiellement pacifique, les étudiants chantonnèrent des slogans de paix, soulevant leurs banderoles très haut tout en se dirigeant en masse vers les policiers : « Nous ne sommes pas des boers ?! » « En bas l’afrikaans » « Au diable l’éducation Bantu ! »
Des briques, des pierres et des bouteilles commencèrent à s’envoler dans l’air. Les coups de feu s’intensifièrent et plus d’étudiants tombèrent. Malgré les balles, la foule en colère continuait à avancer. Il y’avait davantage de coups de feu. Les étudiants blessés tombaient au milieu de leurs camarades, des cris hystériques perçaient à travers les grondements d’indignation, et les battements de pieds. La poussière se soulevait de tous côtés. Les étudiants n’abandonnaient toujours pas, et continuaient à crier des injures et à jeter des projectiles aux policiers. Un journaliste qui était présent a écrit : « Ce qui me faisait le plus peur, c’était l’attitude des étudiants dont la plupart semblait ignorer le danger. Ils esquivaient les balles et continuaient à avancer vers la police ».
Déterminés à venger leurs camarades tués et à contrecarrer la domination blanche, les étudiants passaient leur temps à incendier des bâtiments et des voitures. Un reporter qui supervisait la scène à partir d’un hélicoptère dit qu’il avait l’impression d’être « un correspondant de guerre survolant une ville après un bombardement ».
Des voitures appartenant au West Rand Administration Board (WRAB), furent renversées et brûlées. Les bureaux du WRAB furent incendiés à travers toute la commune. Toutes les infrastructures gouvernementales, symboles de l’Apartheid, comme les bureaux de poste, les écoles, les tribunaux et les maisons des policiers noirs, devinrent des cibles. Des convois de voitures de police patrouillaient les rues autour des zones où se rassemblaient les étudiants à Orlando West, tirant occasionnellement vers les ruelles et les portails d’où provenaient des projectiles de briques et des bouteilles. A 13:30, deux hélicoptères de l’armée survolèrent, larguant des grenades lacrymogènes dans la foule. Deux brigades anti-émeutes débarquèrent en uniformes camouflés, armées de fusils automatiques et de mitrailleuses. Une grande force se déplaça à travers la zone pour récupérer les corps du sociologue et de l’officier noir. Un autre convoi de voitures de police monta doucement sur les collines surplombant la région d’Orlando.
Comme l’après-midi s’avançait et que la fumée devenait plus épaisse, la police nettoya tout le quartier. Des voitures brûlées, des camions et des bus calcinés commencèrent à bloquer les routes, empêchant ainsi les patrouilles. Selon les témoins oculaires, c’est à ce moment que les forces de répression commencèrent à tirer aveuglément.
A la tombée de la nuit, les travailleurs rentrèrent des usines et des bureaux de Johannesburg et beaucoup d’entre eux se joignirent aux étudiants. Les attaques incendiaires s’intensifièrent et les feux illuminaient le ciel au-dessus de Soweto. Les émeutiers couraient à travers les rues, laissant, derrière, des bâtiments paraffinés et des voitures enflammées. Comme la nuit commençait à envelopper le quartier, les hélicoptères de l’armée, qui dirigeaient les opérations de la police durant la journée, avaient atterri. Des convois de la police patrouillaient dans les rues non éclairées, tirant aveuglément au moindre bruit dans l’obscurité.
Une photo des membres d’Hector Peterson et de son corps ensanglanté dans les bras d’un étudiant hagard, porta la nouvelle du soulèvement vers des millions de personnes à travers le monde. Winnie Mandela, se joignant aux nombreuses accusations contre la population blanche, avertit : « La question de la langue n’a fait que réveiller le ressentiment qui bouillonnait au sein de la population noire ».
La plupart des étudiants faisaient preuve de courage et de bravoure sans précédent.
Cependant, la vie dans les quartiers était loin de revenir à la normale. Les étudiants en Alexandra (quartier de la banlieue de Johannesburg), qui s’étaient réunis durant les deux derniers jours pour monter une campagne de solidarité pour le soulèvement, commencèrent à ériger des piquets de grève dans les hôtels et les stations de bus pour une grève générale le 18 Juin. Des foules marchaient à travers les rues brandissant des pancartes sur lesquelles ils se demandaient : « Pourquoi tuer des enfants pour l’Afrikaans ? ».
En quelques jours, le chaos s’était répandu partout. « Tous les quartiers étaient en feu » annonçait à la une, un journal. Des reportages sur la violence et sur les incendies provenaient de partout dans le pays : l’Est du Transvaal, l’Etat libre d’Orange, le Nord et la ville même du Cap. Ils se répandirent à travers le triangle du Vaal et le Cap de l’Est durant le mois de Juillet. En Août, deux mois après le début du soulèvement à Soweto, quatre-vingts (80) quartiers noirs s’étaient joints à cette furieuse révolte. Ce nombre avait doublé en Octobre.
Au moins cent cinquante (150) individus furent tués durant la première semaine du soulèvement à Soweto ; la plupart étaient des élèves noirs qui furent tués par la police. Au mois d’Octobre de l’année suivante, sept cents (700) personnes avaient été tuées dans les émeutes autour de la question de la langue et d’autres injustices de l’Apartheid. Plus de 90% des personnes tuées avaient moins de 23 ans.
VI. VICTOIRE POLITIQUE DE LA JEUNESSE
Cependant, la jeunesse noire sud-africaine avait remporté d’importantes victoires politiques au prix du sang versé par leurs camarades. Après de nombreuses grèves à travers le pays, cinq cents (500) enseignants du secondaire démissionnèrent à Soweto, témoignant ainsi, non seulement de l’échec de l’enseignement secondaire dans les quartiers, mais aussi du pouvoir sans précédent des étudiants.
Autre conséquence de cette rébellion, l’émergence d’une solidarité politique malgré le conflit de génération qui auparavant divisait les vieux conservateurs noirs et leurs enfants militants. L’un des facteurs clé qui conduisirent au soulèvement fut le rejet, par les étudiants, de l’autorité des parents trop passifs : « Plusieurs étudiants blâmaient leurs parents pour les méfaits de l’Apartheid, estimant que cette première génération n’avait organisé aucune protestation depuis l’introduction d’un état d’urgence par les blancs en 1960. Ce sont nos parents qui ont laissé les choses aller si loin sans rien faire. Ils ont échoué », raconte un jeune de Soweto à un journaliste durant les premiers mois de 1976.
Estimant que leurs parents avaient été noyés dans la passivité politique dans les nombreux bars et bistrots entretenus par la municipalité à travers les quartiers, les étudiants prirent ces établissements comme cible principale : soixante-sept (67) d’entre eux étaient réduits en cendre à la fin du mois de Juin. Expliquant sa haine envers ces établissements à un sociologue, un étudiant déclara : « Chaque soir, les bars et bistrots sont remplis de monde, sans compter les nombreux habitués qui passent presque tous les samedis et dimanches là bas… Certains ivrognes se blessent ou se ridiculisent, se traînant désespérément à même le sol, parfois grièvement blessés, parlant tout seul, vomissant même parfois. Ceci est effectivement une honte aux yeux de tout africain qui se respecte et donne aux ennemis des africains des raisons de continuer à penser que les noirs sont des hommes sauvages, non cultivés. »
VII. CONSEQUENCES POLITIQUES DU MOUVEMENT
A la mi-août, il était devenu clair que les étudiants à travers ce mouvement citoyen dirigeaient non seulement les évènements en cours, mais entraînaient la communauté noire dans son ensemble. « Les jeunes noirs n’ont certainement pas autant peur de la police que leurs parents » rapportait un journaliste. Ceci constitue un facteur marquant dans la situation présente. Ils ont presque totalement pris la direction du quartier, parfois avec l’opposition des anciens, et, en d’autres occasions, apparemment avec leur soutien. Un membre du mouvement clandestin de l’ANC qui se reconstituait progressivement, après un long silence durant les années 60, expliqua : « Ce qui a réellement poussé les parents à réagir furent les massacres perpétrés par la police. Malgré la cruauté habituelle de la police envers des manifestants pacifiques, personne ne s’attendait à ce qu’ils assassinent des jeunes avec autant de sang-froid. »
A sa sortie de prison, Lindiwe Sisulu avait décidé de quitter le pays pour rejoindre l’ANC en exil. Sa dernière mission en Afrique du Sud fut de rendre une ultime visite à son père à Robben Island. Walter, qu’elle décrivait comme sa « source d’inspiration », avait du mal à contenir ses larmes quand il se rendit compte que ce pouvait être la dernière fois qu’il voyait sa fille. Mais il força un sourire et réussît à faire un signe d’encouragement du pouce. Elle est, aujourd’hui, le Ministre de la Défense, dans le Gouvernement de Zuma. Beaucoup d’étudiants ont rejoint les maquis de la Tanzanie, du Mozambique et de la Zambie. D’autres accompagnaient les dirigeants de l’ANC, dont Olivier Tambo, informaient le monde sur les injustices de l’Apartheid. Steve Biko mourut en prison, à Prétoria, après avoir été battu et torturé par la police. Une opération massive de sécurité conduisit à l’emprisonnement de douzaines d’opposants politiques et l’élimination de nombreuses organisations et personnes associées à la révolte des étudiants, et à la réclusion de Winnie Mandela à Brandfort, une petite ville dans l’Etat de l’Orange Free. Au mois de Juin 78, exactement deux années après le soulèvement de Soweto, Salomon Mahlangu devint le premier guérilléro de l’ANC à être condamné à mort. Arrêté lors d’une fusillade à l’avenue Gogh à Johannesburg, il passa une année en prison au milieu d’une campagne internationale. Pour le sauver de la pendaison, pendant des mois, son nom dominait la une des journaux, en Afrique du sud et à l’étranger. Mahlangu était devenu la personne la plus haïe des blancs – un bandit terroriste – pour eux, mais le plus vénéré symbole de résistance pour les noirs, un combattant de la liberté.
Au moment de son exécution le 6 Avril 1979, Mahlangu était devenu un héros noir si populaire et si aimé que la police décida de l’enterrer en secret de peur que ses funérailles ne provoquent ce que Pik Botha appelait : « La tension souterraine des quartiers ». Pendant que des milliers de personnes attristées attendaient son corps au cimetière de Mamelodi, son cercueil fut jeté dans une tombe anonyme au cimetière d’Atteridgeville. Il a laissé un très beau recueil de poèmes.
VIII. ACTUALITE DU MESSAGE DE LA LUTTE DES ELEVES ET ETUDIANTS DE SOWETO
Du fond de la prison de Robben Island, dans un texte intitulé : « Unissez-vous, mobilisez-vous, continuez le combat ». Nelson Mandela, tirant les leçons du soulèvement de Soweto, Juin 76, écrit : « Le verdict du 16 Juin est fort et limpide. L’Apartheid est un échec. Notre peuple, sans équivoque, l’a définitivement rejeté. Les jeunes et les vieux, les parents et leurs enfants l’ont tous, sans exception, rejeté. A l’avant-garde de cette vague d’émeutes 76-77, sont nos étudiants et nos jeunes. Ils viennent des universités, des écoles secondaires et même des écoles primaires. C’est une génération dont le système d’enseignement a été diaboliquement conçu par les racistes pour empoisonner les esprits et laver le cerveau de nos enfants, et fabriquer des sujets dociles de l’Apartheid. Mais, après 20 années d’une éducation bantu, la boucle est bouclée et rien d’autre n’illustre mieux la faillite criante de l’Apartheid que la rébellion de la jeunesse ». L’Apartheid est l’incarnation du racisme, de la répression et de l’inhumanité qui dépasse, en horreur, tous les régimes précédents, reposant sur la supériorité de la race blanche. Pour voir le vrai visage de l’Apartheid, il faut regarder au delà du voile des formulations constitutionnelles, des répressions trompeuses et des jeux de mots. Le crépitement des fusillades, le grondement des véhicules armés, des blindés mobiles depuis Juin 1976 ont, encore une fois, déchiré ce voile. Disséminées dans toutes les communes et dans les ghettos noirs, l’armée et la police racistes ont déversé une pluie de balles assassinant et mutilant pour la vie, des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants noirs. Le bilan des morts et des blessés dépassent déjà celui de tous les massacres passés perpétués par le régime.
a- Rompre avec la normalité et prendre son sort en main
Le soulèvement confirme une leçon universelle de la lutte des peuples : transformer la société exige un processus de rupture avec ce qui est considéré comme la norme. Seuls ceux qui osent remettre en cause la place et le rôle que leur assigne la société, imposeront leur existence citoyenne et politique. Les enfants d’esclaves des Etats-Unis ont acquis une existence politique, lorsqu’une femme noire a osé occuper une place dans un bus réservé aux blancs, ou lorsqu’un élève noir a franchi les grilles de l’Université d’Alabama. C’est la même chose pour les enfants de la banlieue en France. Mais les enfants de Soweto sont allés plus loin. Provoquer, réclamer et prendre une place jusque là impensable : celle de pouvoir prendre en mains son sort, le pouvoir d’agir sur ses semblables, et ce jusqu’à subvertir les institutions. Les exemples ne manquent pas :
Mohamed (PSL), à Qureichi, à la Mecque, El Hadj Oumar Foutiyou avec les autorités traditionnelles et coloniales, Serigne Touba, qui « en remettant en cause sa Foi en l’autorité, a installé l’autorité de la Foi » pour reprendre la fameuse formule de Marx à propos de Luther. Pouvoir maîtriser son sort n’est-ce pas la quête commune de tous les mouvements citoyens ?
Oui prendre son sort en main parce que les mouvements sociaux sont autant producteurs de politique que les partis. Un mouvement social, parti d’une revendication linguistique, qui a su créer la dynamique qui a eu raison d’un système aussi puissant que l’Apartheid, est forcement politique. Il convient ainsi, de retenir que ce sont les moments de rupture avec la normalité institutionnelle qui sont émancipateurs. Et les mouvements citoyens ont leur partition à jouer dans cette rupture. Ne pas accepter cette réalité serait un déni de leur rôle.
Parce que la normalité institutionnelle, c’est d’accepter cette division, devenue artificielle : aux mouvements sociaux les doléances, aux partis politiques la réforme et les élections. Il faut rompre avec cette division. La plupart des sénégalais ne trouve plus de sens à des élections qui reposent sur une démocratie délégataire. Le citoyen n’a pas d’existence politique hors du bref moment de la campagne électorale où il élit ses représentants. Ensuite, il n’a aucune possibilité d’intervenir et n’a aucune prise sur les instances délibérantes : exécutif, législatif ou collectivités locales, dans un monde où, avec le développement des TIC, un enfant de quatre (4) ans, devant un ordinateur, est constamment entrain de « chater », donc de débattre sur tous les sujets.
Le citoyen d’aujourd’hui n’accepte plus la dépossession qui découle de la démocratie délégataire. La source de cette dépossession est dans la genèse de la République française, base référentielle de nos institutions.
En 1789, Sieyès déclarait que : « Le peuple n’existe qu’à travers la représentation nationale. Il ne saurait donc posséder une expression en dehors d’elle ». Durant la restauration, la représentation parlementaire était pour Benjamin Constant et Guizot le moyen « d’éviter une seconde révolution ». Donc, ’’déposséder’’ le peuple de toute ’’expression’’, pour ’’éviter la révolution’’, n’est plus acceptable surtout lorsque la représentation est mal acquise (dernières élections législatives) et donne aux politiques le pouvoir de parler et d’agir à la place du peuple jugé trop ignorant.
Il convient de remettre en cause cette forme de dépossession grâce à l’émergence de mouvements citoyens. On élit plus un représentant dans les sphères de décision, mais il convient d’élire un partenaire avec lequel on va, ensemble, élaborer, intervenir et définir son mandat devant chaque problème : que faire pour les inondations, les coupures d’électricité, l’augmentation des loyers, la cherté de vie ?
b- Mouvement citoyen à vocation politique
C’est le sens du débat qu’il est grand temps d’approfondir entre mouvement citoyen et parti politique. Est-ce que cette division n’est pas surannée ? Soweto, Juin 76, nous invite à y réfléchir.
De façon plus générale, il s’agit d’inventer la forme d’organisation et de vie citoyenne, capable de rendre le « désir politique » aux forces populaires et à la jeunesse, à la suite de l’échec de l’Alternance perçue comme la faillite des politiques. Comment conférer à un simple front électoral (Benno), une vraie crédibilité sociale et par là, et en même temps, vraie dynamique politique quand s’étend dans les milieux populaires et la jeunesse non pas tant une dépolitisation qu’un désintérêt majeur pour les formes institutionnelles de la politique tenues pour incapables de changement. « Une force refondatrice de culture et de facture, intensément nouvelles, ouvrant la voie à une façon de militer libératrice où se préfigure un nouvel ordre social d’appropriation collective ou de dépassement des pouvoirs aliénants. Ce qui est d’actualité est la « maison commune de tous les patriotes ». Cette maison est d’actualité dans un contexte où il faut bien percevoir les enjeux : un très grand nombre de patriotes sont aujourd’hui des sans-partis. Et, ils ne renonceront à ce statut que pour adhérer à une organisation nouvelle présentant des garanties convaincantes à leurs yeux, et ne pas rééditer les errements par lesquels ils ont été contraints de quitter leur parti et de garder leur distance par rapport à la chose politique. Cette organisation refondatrice, comme Soweto, Juin 76, sera surement un mouvement citoyen à vocation politique.
c- Portée universelle
Le soulèvement de Soweto, de Juin 76, renvoie à d’autres pages de triste mémoire de l’histoire mondiale qui raconte comment l’Etat devant des manifestations populaires pacifiques a paniqué, commis l’irréparable et précipité sa propre chute. Les centaines de manifestants pacifiques sans armes, sous la conduite du prêtre Georges Gapone, fauchés un ‘’dimanche sanglant’’ de janvier 1905 en Russie par les soldats de Nicolas II, les révolutionnaires de Canton et de Shanghai précipités vivants, en 1927, dans les chaudières des locomotives, les sanglantes élections de Décembre 1963 à Dakar : tous ces événements racontent, une histoire qui n’appartient pas aux historiens. C’est celle de la mémoire collective : une histoire tragique rythmée par les massacres, une histoire par nature défunte mais toujours digne d’être revisitée et méditée pour servir une histoire à venir. Le point commun de toutes ces manifestations est la volonté de l’autorité, d’enrayer la poussée du mécontentement populaire et d’en conjurer la perspective effroyable pour elle parce qu’elle débouchera sur sa propre chute. Mais on ne peut vaincre ce peuple debout.
Et comme l’explique l’historien britannique Eric Hobsman : « La révolution française a révélé la puissance du peuple d’une façon qu’aucun gouvernement ne s’est jamais autorisé à l’oublier – ne serait ce que parce qu’elle incarne le souvenir d’une armée improvisée de conscrits non entrainés mais victorieuse de la puissante coalition formée par les troupes d’élite les plus expérimentées des monarchies européennes ».
Le soulèvement de Juin 1976 à Soweto a donné, également, la pleine mesure des capacités d’une jeunesse scolaire décidée à en découdre avec un régime abject de dictature et d’oppression ; comme ces jeunes du Fouta, formés à l’Ecole de Thierno Souleymane Baal, de Thierno Abdel Kader Kane et de El Hadji Oumar Foutiyou, jeunes qui à l’âge de 18-20 ans, ont pris les armes contre les autorités coloniales au prix de leur vie, guidés pour cela par leur foi profonde qui les incitait à s’opposer à la barbarie. Tous, des mouvements citoyens engagés à combattre l’injustice, combat qui aboutit à une transformation sociale.
Pour l’actualité du message, retenons la détermination d’un mouvement étudiant qui se sentait enfermé dans un étau social culturel, et a organisé le soulèvement de 1976. Ce mouvement incarne aussi la liberté souveraine de l’Esprit qui éveille et inspire la culture du refus. Il est, en même temps, utile de remarquer l’origine religieuse des leaders de ces mouvements, de la création de l’ANC aux premiers dirigeants de la Ligue : Sisuli, Tambo, Luthuli, Lembede.
d- Le rôle de l’intellectuel africain
La dernière note de ce message porte sur le rôle de l’intellectuel africain dans les transformations politique, économique et sociale de nos pays. La rencontre d’un caractère et d’une grande culture est plus rare qu’on ne le croit tant est que, comme le disait le philosophe français Alain, « Le parti de l’intelligence en tout homme incline à la trahison » : comprenons à modifier ses pensées selon l’évènement, à « suivre le vent », bref à tourner casaque, à transhumer ou à s’ajuster. Ici, nous voyons des intellectuels qui assument, jusqu’au suprême témoignage du sang, le rôle historique à côté de leur peuple, dans une société désenchantée où règnent l’arbitraire et l’injustice. Mais l’exemple à méditer est que la rencontre du caractère et d’une grande culture, du courage et de l’intelligence n’a été possible que parce que la spiritualité y a préparé les Tambo, Mandela, Luthuli, Lembede. La prégnance du religieux se manifeste dès le début.
Le jeune intellectuel sénégalais du mouvement citoyen, également, est en permanence un révolté devant l’inacceptable qui ne doit jamais émousser l’acuité de son regard sur la société. Cette personne là calme sa colère dans l’activité intellectuelle, au sens premier de la culture comme Action, guidé par l’instinct quasi-irrépressible d’une plume trempée dans toutes les plaies de la société en souffrance. Il dépasse aussi sa colère dans l’engagement politique pour changer les choses. Orfèvre du verbe, il doit s’impliquer.
En effet, les jours et les nuits du Sénégal sont tissés de discours et de paroles inopinées, de scènes de tumultes et d’altercations violentes qui nous plongent dans une indescriptible mêlée de mots. Il faut réagir à cette situation.
Si on interroge le Sénégal englué dans sa bêtise actuelle, on ne trouve pas de réponse mais une certitude : l’alternance est une fête râtée, décevante, bientôt défaite, avec ses prétendants à la couronne d’une monarchie sans couronne qui s’affrontent au bord de l’abîme, se prenant à la gorge : ce féroce ballet de prédateurs exsangues qui se reniflent et hument la mort annoncée de son camarade de parti et grugent sa dépouille ; oui ce tango des haines recuites. Hier Idrissa Seck contre Aminata Tall, ensuite Macky Sall contre Idrissa Seck, ensuite Pape Diop contre Macky Sall. Aujourd’hui Souleymane Ndéné Ndiaye contre Karim Wade, héritier non désiré, non aimé, campé dans l’ombre longtemps, pour rater une première sortie. Alors que le corps législatif est sans autorité, atone, aphone, vouant pure fidélité au Chef de l’Exécutif, ce que les institutions nous offrent, c’est un parfum de mise à mort et de suicides collectifs au sein de la petite meute de fauves au pouvoir. Dans une atmosphère empoisonnée par les luttes fratricides, le fils tente piteusement de revoir sa copie. Il faut l’arrêter.
L’appétence du Président pour le pouvoir personnel, la situation de sujétion dans laquelle il tient l’Assemblée Nationale, ses rêves fous de gloire et de prestige, sa peur d’une reddition des comptes devant la nation une fois qu’il quittera le pouvoir le poussent dans cette obscène et répugnante impudeur qui consiste à imposer son fils qui « n’est rien et veut tout ». Oui, il faut l’arrêter.
Oui, il faut les arrêter par l’implication de tout le monde dans la politique.
C’est ce que Nelson Mandela a compris, qui dit : « Il arrive un moment dans la vie d’une nation où il ne se présente qu’un choix : se soumettre ou se battre. Ce moment est arrivé en Afrique du Sud. Nous ne nous soumettons pas. Et nous n’avons d’autres choix que de riposter pour défendre notre peuple, notre avenir et notre liberté. » Le Sénégal n’est pas l’Afrique du Sud. Mais ce moment est également arrivé chez nous. Et il ne s’agit pas ici d’énoncer des vérités éternelles mais de décrire le fond commun qui décline toute existence marquée par l’injustice et l’arbitraire. Quand l’essentiel est en danger, s’opposer est un devoir.
« Lorsque les conditions de la maturation de la violence atteignent un seuil donné, alors tout pourrait servir d’étincelle ou de détonateur pour son explosion, explique le Pr Mbodj, psycho clinicien qui poursuit : « Lorsque la violence jaillit et déferle très vite en intensité et cruauté, c’est parce que les mécanismes généraux de régulation des tensions sociales s’étant grippés dans la vie ordinaire et empêchant les soupapes de fonctionner convenablement, les vannes se seront ouvertes sans mesure sous la forte poussée torrentielle du mécontentement et des frustrations trop longtemps contenus et alimentés par les privations et absences de perspectives d’avenir qui trouveront l’occasion de se libérer. » (Nouvel Horizon n°643)
Telle était la situation de Soweto 76 ; telle semble être la situation du Sénégal d’aujourd’hui.
S’y ajoute, dans le cas de l’Afrique du Sud, une dimension importante : les leaders politiques étaient tous formés dans les écoles des missions chrétiennes : les pères fondateurs de l’ANC y ont appris les notions de liberté, d’égalité, de justice et d’émancipation qui ont inspiré leur engagement. Ils ont épousé dans leur engagement les divers contours de la vie : l’étude, l’agitation en milieu scolaire et universitaire, la contemplation mystique et les prières, le militantisme, la lutte armée, la politique et la conduite des hommes, l’exil et la captivité, la torture et l’exécution sommaire, l’humanisme et l’humanitarisme, l’implication dans la modernité. Plus largement, ils ont prouvé que la spiritualité ne peut être réhabilitée que dans l’action même et qu’elle ne saurait être séparée des différentes modalités de la vie humaine. Cette spiritualité là doit contribuer à relever les grands défis contemporains liés au développement : éradication de la pauvreté, droits de l’homme, bioéthique, rapports Nord-Sud, bonne gouvernance, démocratie et réalisation des objectifs du millénaire pour le développement. Les héritiers d’Abraham que nous sommes sont convaincus que l’humanité ne peut être sauvée que par la spiritualité et une fraternité intra, inter et supra confessionnelle, qui reposent sur le dialogue et la paix et le refus de toute forme de violence. La certitude que l’homme ne peut espérer accéder à la présence divine qu’en réalisant sa propre humanité. Et, il ne peut réaliser sa propre humanité qu’en étant du côté des faibles, des déshérités et non des puissants. C’est ce que, l’Eglise brésilienne a montré, de 1964 à 1984, durant la période des dictateurs, armée de la théologie de la libération de Helder Camara, des groupes ecclésiastiques de base et l’Action Catholique. Au Sénégal, « les mécanismes généraux de régulation ne sont pas tous grippés ». Pour nuancer les propos du Pr Mbodj, il faut les rendre opératoires et les sauver de l’instrumentalisation dont ils sont l’objet de la part du pouvoir politique qui en fait, les décrédibilise. Ces mécanismes étant essentiellement religieux, il faut arrêter cette instrumentalisation. « Oui on sait bien que l’élément religieux est souvent exploité par ceux qui cherchent à accroître leur pouvoir aux dépens des autres croyances… Des dirigeants machiavéliques peuvent manipuler la religion en s’en servant comme levier pour soulever un groupe contre un autre, non pas dans un motif spirituel, mais uniquement à leur propre fin politique… Si nos convictions religieuses sont vécues comme de véritables convictions, on ne peut s’en défaire comme on change de paires de chaussures. Nous portons nos convictions religieuses en nous, où que nous soyons, et nous agissons pour les conserver, en tant que croyants, aux côtés des athées et des diagnostiques. « Un Président et une Secrétaire d’Etat doivent prendre leurs décisions en mesurant à la fois leurs convictions religieuses et l’impact de ces décisions sur les personnes qui vivent une autre croyance » affirme l’ancien Président des USA, Bill Clinton, dans la Préface qu’il donne au livre de Madeleine Albright, ancienne Secrétaire d’Etat, « Dieu, l’Amérique et le Monde ».
IX. CONCLUSION
Alors que la jeunesse du monde célèbre la fraternité humaine durant la Coupe du Monde, la jeunesse démocratique doit, maintenant, plus que jamais, revisiter l’expérience historique du soulèvement des étudiants de Soweto, en Juin 1976, et celle de la lutte de l’ANC et en tirer les leçons pour les batailles présentes et à venir.
Pour élaborer sa théorie politique, Karl Marx a bien étudié l’expérience des luttes en France : la Commune de Paris, la Révolution de 1789, de 1848, le 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte et de la lutte de classe en France. Tout allemand qu’il était, il avait remarqué que ce sont les luttes en France qui inspiraient ses conclusions théoriques. Il convient, toute proportion gardée, de faire la même chose pour l’Afrique du Sud.
Bref, au cœur des angoisses et des attentes, des millions de nos concitoyens vivent la précarité du présent, l’incertitude de l’avenir, la déchirure du lien social, le « démaillement » du tissu national.
Et la question qui se pose d’une manière insistante est la suivante : les acteurs des Assises Nationales voudront-ils, sauront-ils, pourront-ils impulser une réflexion en leur sein pour l’émergence du facteur subjectif, c’est-à-dire une organisation refondatrice, une maison commune, abritant tous les patriotes à l’instar de l’ANC et qui aura au cœur de son action et de son projet un Sénégal démocratique et prospère ?
Héritier de l’histoire de la gauche française depuis Jaurès, le temps n’est-il pas venu pour nous d’avoir d’autres sources d’inspiration, dont la lutte de l’Afrique du Sud (ANC, Parti Communiste, COSATU, UDF) pour son émancipation ?
« Nous abordons l’avenir avec confiance. Les armes, dont se sert l’Apartheid, ne le rendent pas invincible. Ceux qui vivent des armes, périront par les armes. Nous écrasons l’Apartheid et le gouvernement raciste, de la minorité blanche. » Toute cette prophétie de Mandela s’est, aujourd’hui, réalisée. Ce qui rend, encore, plus belle cette gigantesque rencontre de la jeunesse du Monde, pour célébrer le sport le plus populaire et rendre hommage à ceux qui ont rendu cet événement possible. Et, nous dirons, encore, avec Mandela : « Avec vous, nous comptons ceux qui ont péri sous le révolver ou suspendu à la corde du pendu. Nous vous rendons hommage à vous, les vivants, les blessés et les morts. Car vous avez osé vous soulever contre la puissance du tyran. En nous recueillant sur vos tombes, nous nous rappelons ceci : les morts continuent à vivre parmi nous comme les martyrs dans nos cœurs, nos âmes ». Ces martyrs vivent au cœur de la Coupe du Monde. Bernard Show disait : « Certains regardent le Monde tel qu’il est et disent pourquoi. Moi, je rêve le Monde tel qu’il devrait être et dis pourquoi pas ». Donc, osons rêver le Sénégal tel qu’il doit être et disons pourquoi pas, tels que les jeunes de Soweto, Juin 76 l’ont rêvé et réalisé. Rêvons, bisduňaak, bisduňaak, bisduňaak, un jour viendra. Ce texte, largement inspiré du livre de Hedji Holland, journaliste au Sunday Times à Londres et à la BBC, intitulé : « The Struggle : A History of the African National Congress » et de la lettre d’émission du philosophe Lucien Sève du Parti Communiste Français, est ma contribution pour susciter un débat large et fécond.
Serigne Mansour SY Djamil