Ca Da Mosto, un voyageur portugais qui sillonna le Sénégal de 1455 à 1457 faisait, déjà, mention, dans ses écrits, de la présence de quelques lettrés arabes dans la cour du Djoloff enseignant l’arabe et l’islam aux princes du royaume. Tant qu’ils sont dans les écoles coraniques, généralement tenues par des cheikhs d’obédience soufie, les futurs « arabisants » sont, dans leur majorité, des adeptes des différentes confréries religieuses que compte le pays. Leur passage aux « écoles arabes » privées, construites dans les grandes villes, grâce à l’aide des pays arabes, constitue le premier contact avec un autre type d’islam.
Aux yeux de ces arabisants, cet islam est plus « moderne » car les connectant directement au reste du monde musulman, à la différence des confréries locales. Cette « connexion musulmane » dont parlait, déjà, Christian Coulon se fait à travers les manuels et livres importés des différents pays du Maghreb et du Machrek. Il faut savoir que le recours aux manuels arabes est le seul moyen possible pour l’acquisition de connaissances sur les nouvelles disciplines inexistantes à l’école coranique traditionnelle ou tout autrement traité. On parle d’ailleurs de « livres blancs » (tééré you weekh yi » par oppositions aux « livres jaunes », ces livres traditionnels, ou « Mutun » enseignés dans les écoles coraniques.
L’Etat sénégalais, lui, n’a aucune emprise sur l’orientation de cet enseignement qui, pour les associations islamiques, est délaissé, voire combattu, par les pouvoirs publics. Les associations islamiques, elles, ont les moyens « relationnels » d’envoyer les élèves sortis de leurs propres écoles, poursuivre leur formation dans des « pays partenaires ». Par cette forme de partenariat, la plupart des anciens élèves du « Mouvement al-FalâÎ pour la Culture Salafiste », proche de l’Arabie Saoudite, rejoignaient l’Université Islamique de Médine et s’inscrivent, généralement, en faculté de Sharî’a ou Usûlu Dîn.
L’orientation wahhabite claire de cette organisation la met en contact direct avec les institutions religieuses et universitaires de l’Arabie Saoudite sans passer par les circuits officiels du gouvernement sénégalais. Quant à la Jamâ’at ‘Ibâd Rahmân, apparemment plus autonome à l’égard de l’Arabie Saoudite et des autres pays arabes mais avec une plus grande culture et maturité politiques, il compte plusieurs anciens élèves dans d’autres pays comme l’Egypte ou même, depuis peu, en Jordanie. Un partenariat moins officiel avec le courant des Frères Musulmans lui donne la possibilité d’obtenir des bourses à ses meilleurs élèves-militants.
Depuis quelques années, pour éviter certains « problèmes » liés à l’immigration, le royaume wahhabite, construit des instituts et universités islamiques dans d’autres pays susceptibles d’accueillir des étudiants venant de tout le monde musulman. C’est ainsi que, sous la couverture et le soutien financier de l’Arabie Saoudite, l’université islamique de Khartoum organise chaque année des concours de recrutement des futurs lauréats des bourses saoudiennes. Il faudrait aussi mettre dans ce cadre l’Université islamique du Sahel au Niger. De même, le séminaire de formation qui a lieu, chaque été, à Dakar, à l’Institut islamique, est clôturé par des examens dont le classement servira à sélectionner les futurs boursiers sénégalais de l’Université islamique de Médine.
Avant la seconde guerre du Golfe, en 1991, le Koweït octroyait de nombreuses bourses et avait la particularité d’être l’un des rares pays à permettre aux étudiants sénégalais de poursuivre leurs études dans d’autres disciplines autres que littéraires ou religieuses, dans des disciplines scientifiques par exemple (sciences de l’ingénieur). Le Maroc, propose deux sortes de bourses : celles destinées aux francophones et gérées par l’Etat, par le biais du Ministère de l’Education nationale, dans le cadre du conseil interministériel qui réunit les deux pays, et les autres décernées par des organisations religieuses, comme la Ligue des oulémas du Maroc et du Sénégal à des arabisants, généralement poursuivant des études islamiques à Fès ou à Al-Jadîdah.
L’Irak alors baasiste était, aussi, une des destinations des étudiants sénégalais arabophones tant qu’il était un partenaire circonstanciel du Sénégal, durant sa longue guerre qui l’opposait à l’Iran chiite. Ce fut la période des grands chantiers irakiens dont le Centre culturel Saddam Hussein à Dakar.
Derrière tous ces efforts de soutien de la langue arabe pour certains, et de la religion musulmane, pour d’autres, il y avait une volonté de se doter d’un statut de pays phare du monde arabe ou arabo-islamique, devant servir de modèle religieux et culturel. Nous reviendrons sur cette quête de modèle religieux qui donne lieu, quelques fois, à un véritable affrontement par mouvements islamiques ou confréries interposées, véritables relais dans des relations où le facteur religieux peut être déterminant par rapport aux autres ressources politiques ou diplomatiques.
I
l s’agit, pour ces pays, de former le maximum d’étudiants étrangers, notamment africains, afin que ceux-ci, après leurs études, soient les « ambassadeurs » et promoteurs des cultures respectives dans lesquelles ils ont acquis leur formation. Autrement dit, le lieu d’acquisition de la culture est déterminant dans le choix des futurs partenaires, comme nous dira un de nos interlocuteurs, aujourd’hui à la tête d’un grand mouvement islamique soutenu par l’Arabie Saoudite. Les pays arabes ont certainement compris cette donne et en font un des éléments clés pour orienter leur politique africaine.
C’est ce lien qui fait d’eux les représentants d’un autre islam opposé ou alternatif à celui local, confrérique et presque spécifiquement sénégalais. Certes, des confréries auront des contacts avec l’extérieur mais sans que cela puisse avoir un impact sur leur orientation soufie. On pourrait penser à une stratégie d’adaptation ou, du moins, de résistance pour subsister dans un monde où il y a une interpénétration des enjeux. .
L’enjeu même des associations islamiques fondées pour la plupart par des arabisants, réside dans ce double rôle de représenter, en tout cas, dans le discours, un islam anti-confrérique, militant et, généralement, contestataire. Est-ce le premier signe d’une opposition à un système verrouillé qui ne leur fait pas de place ?
La politique étatique, de tout le temps, conçue comme « hostile à l’épanouissement et au développement de l’islam » dans un pays où les musulmans sont largement majoritaires est, aussi, la cible de leurs critiques. Ces deux types de contestations sont à la base de l’existence des associations islamiques du type moderne au Sénégal : un véritable paradoxe si l’on sait que les premiers lettrés ayant étudié dans le monde arabe furent les « enfants » des maisons confrériques.
Par cette opposition aux confréries qui, il est vrai, s’est beaucoup atténuée, quelques fois modérées par des circonstances sociopolitiques, et une attitude contestataire face à l’ordre institutionnel dans lequel, ils ont du mal à s’intégrer, les militants associatifs islamiques, essayent donc de s’affirmer ailleurs et autrement. La principale cause de leur exclusion du système, ainsi, contesté est le non-maniement de la langue officielle, le français.
Ils essayent, ainsi, de transférer le conflit ailleurs où leur maîtrise du débat religieux et de langue arabe, sacralisée dans les perceptions, leur permettra de mieux affronter l’Etat et ses institutions qui ne leur font aucune place. Ce capital symbolique, ils sauront aussi le réinvestir dans la production d’un contre-modèle, ou du moins, d’un modèle concurrent par rapport à celui des élites «francisées» pour, quelques fois, s’accaparer le débat religieux dont ils font un domaine réservé.
A suivre demain dans le prochain article : Arabisants et sphère politique : « Islamisation de la contestation » ou vrai mal d’intégration ?
Dr. Bakary SAMBE,
Politologue spécialiste du monde musulman,
Chercheur à la European Foundation for Democracy, Bruxelles,
bakary.sambe@gmail.com