L’enjeu c’est, évidemment, la philosophie elle-même. Une des histoires que je raconte dans ce livre, c’est l’histoire de la question de la philosophie dans le monde islamique qui s’est posée dès l’origine, quand le monde islamique a, pour ainsi dire, absorbé en son sein les centres où, traditionnellement, la philosophie s’étudiait et se commentait. La grande question que se sont posée les savants du monde musulman, c’était que faire de cette sagesse étrangère, cette sagesse grecque, parce que ça n’allait pas de soi de l’adopter, de se l’approprier puisque c’était censé être une sagesse de païens ? Eux-mêmes avaient la révélation. Donc, quel était l’intérêt pour eux de cette philosophie ? Cette question de la place de la philosophie dans l’univers du monde de l’islam s’est posée dès l’origine. Il y a eu des hauts et des bas. Juste après ce moment de grand questionnement, si vous voulez, la philosophie s’est introduite dans le monde islamique et a participé à « l’âge d’or » qu’a connu le monde islamique à ce moment là. Mais, à intervalles réguliers, l’opposition à la philosophie comme étant une sagesse étrangère et étrangère à la révélation s’est manifestée. Il y a eu un moment, par exemple, où le philosophe Al Ghazali a carrément taxé d’hérétiques les philosophes. Il y a eu, ensuite, tout un combat pour faire adopter la philosophie dans le monde islamique par les penseurs modernes de la fin du 19e siècle. L’idée étant pour eux que ce qui allait favoriser le développement, la remise à jour de la modernité dans le monde islamique, cela passait par la philosophie. Donc, il y a eu cette histoire en dents de scie de cette relation heurtée et troublée entre le monde de l’islam et la philosophie. Une des pistes qu’explore justement mon livre, c’est cette histoire là.
Vous fondez votre réflexion sur des penseurs musulmans essentiels tels que Ghazali, Averroès, Avicenne, etc. Mais il y a un qui tient une place prépondérante dans votre œuvre, c’est Muhammad Iqbal dont vous soulignez la proximité avec Henri Bergson. Quelle est l’importance de ce penseur ?
Vous avez raison de le souligner, parce que Muhammad Iqbal est au cœur de ma réflexion. Déjà, je lui avais consacré, par ailleurs, un ouvrage à lui tout seul. Il est important parce que c’est lui qui affirme avec force, au début du 20e siècle, qu’il est nécessaire que le monde de l’islam sache renouer avec l’ouverture à la philosophie. Non seulement il a affirmé cette thèse, mais il a, en plus, était celui qui a le mieux réfléchi sur la notion de temps et sur la nécessité pour le monde de l’islam de renouer avec son propre principe de mouvement.
Iqbal a une affinité spirituelle extrêmement importante avec Bergson, et qui a trouvé que la pensée bergsonienne du temps était véritablement ce qu’il lui fallait pour son propre projet de ce qu’il a appelé une « reconstruction » de la pensée religieuse de l’islam.
Pour lui, la pensée religieuse de l’islam, pour sa reconstruction et sa modernité, avait besoin de se donner une conception du temps qui ne soit pas un temps immobile comme simple cadre à l’intérieur duquel les événements ont déjà eu lieu, sont écrits de toute éternité, mais au contraire un temps de l’évolution, un temps de l’action, un temps de la création. Et il a trouvé cette philosophie du temps chez Bergson. C’est la raison pour laquelle sa philosophie a pris l’allure qu’elle a prise et fait l’importance aujourd’hui de Iqbal. Parce que parmi tous les philosophes modernistes, c’est celui qui reprend les choses radicalement à la base en disant que tout dépend de la manière dont nous reconstruirons notre relation au temps. Plutôt que de considérer que le temps c’est l’ennemi, que la perfection a déjà eu lieu hier et que maintenant le temps, c’est notre ennemi parce qu’il va forcément introduire de la dégradation là où il y a eu la perfection, il dit non, le temps, c’est la condition de possibilité de notre action, c’est le lieu de déploiement de notre capacité créatrice et que c’est comme ça qu’il faut penser le temps. Ce renversement qu’il effectue est ce qui fait véritablement de Mouhamed Iqbal, probablement, le penseur musulman, selon moi, le plus important de notre temps, parce qu’il est mort en 1938, mais il avait dit dans un de ses poèmes qu’il avait le sentiment d’écrire pour les gens de demain. Et je crois que l’histoire est en train de lui donner raison. C’est véritablement aujourd’hui que nous sommes en train de prendre toute conscience de l’importance de sa réflexion.
Citant un autre penseur indien, Sayyid Ameer Ali, vous écrivez : « Sans Al-Ash‘ari et Ghazali, cet imam mystique qui, par son quiétisme, a figé le sang dans les veines des peuples musulmans et retenu leurs énergies pour le progrès et le développement, les Arabes (entendons les musulmans) auraient été un peuple de Galilées et Newtons ». Alors, Ghazali frein ou apôtre du pluralisme dans l’islam, tel que vous semblez l’indiquer dans votre conclusion ?
Ghazali est le seul qui intervient deux fois dans ce livre. Il intervient une première fois comme l’auteur qui, justement, s’est insurgé contre la tradition de la philosophie. Il a même déclaré que les philosophes étaient des hérétiques. Il a écrit un livre qu’il a intitulé « L’autodestruction des philosophes ». Mais je fais intervenir à la fin de mon livre un autre Ghazali parce que, vous savez, un philosophe comme Averroès, venu après Ghazali, n’a jamais pris au sérieux la condamnation de Ghazali. Il dit : oui Ghazali a parlé contre la philosophie pour des raisons qui font, en réalité, qu’il voulait s’adresser aux masses parce qu’il était contre l’élitisme des philosophes, mais profondément, disait Averroès, Ghazali est l’un de nous, même s’il a écrit contre les philosophes. Je crois que beaucoup d’œuvres de Ghazali lui donnent raison. Et c’est ce deuxième Ghazali (philosophe) que j’ai également considéré en conclusion, le Ghazali soufi, qui comprend le pluralisme, qui comprend la notion d’ouverture et qui comprend un peu de ce que j’ai dit du temps tout à l’heure. La critique de Ameer Ali s’adresse davantage au premier Ghazali.
C’est vrai que Ghazali a, en quelque sorte, frappé d’anathème l’usage philosophique de la raison ; et toute la question qui se pose quand on regarde l’histoire intellectuelle du monde de l’islam, c’est de dire que tous ceux qui se sont justifiés des thèses de Ghazali ont trouvé prétexte pour expliquer en quoi ils étaient hostiles à la démarche philosophique, en quoi ils étaient hostiles à l’ouverture du monde intellectuel de l’islam à d’autres savoirs étrangers, en quoi ceux-là ont ainsi défavorisé le développement intellectuel de l’islam.
Comment votre livre a-t-il était accueilli dans le monde musulman, notamment dans le monde arabe où, il faut le rappeler, Ghazali est considéré aujourd’hui encore comme une importante figure, où on parle de lui comme l’imam, comme la « preuve de l’islam » ?
Un journaliste mauritanien qui vit dans les Emirats a fait un compte rendu de mon livre et il m’a dit qu’il a reçu des réactions favorables pour l’essentiel. Mais il y a un projet pour que ce livre soit traduit en arabe. Je crois que c’est lorsqu’il existera dans cette langue-là que les réactions seront plus significatives. On verra à ce moment ce que cela donne.
Vous semblez aussi dire que le soufisme, doctrine islamique largement répandue en Afrique de l’Ouest, est plus favorable à la philosophie ?
Mais oui ! Et c’est pour cela que le chapitre final de mon livre est un chapitre sur Thierno Bokar Salif Tall, le sage de Bandiagara qui a été immortalisé par le livre que Amadou Hampaté Bâ lui a consacré. J’ai voulu effectivement que cette histoire de la philosophie ne soit pas simplement une histoire qui s’arrête aux limites du désert du Sahara. J’ai voulu montrer, en parlant de la démarche soufie de Thierno Bokar Tall, que les questionnements qui avaient été l’objet de ma réflexion dans les chapitres qui précédaient étaient des questionnements qui se retrouvaient dans le mode de pensée qui était celui de Thierno Bokar et qu’il apportait à ces questions-là l’une des plus lumineuses réponses qui soient. Sa vie et sa pensée sont magnifiques. Donc, j’ai tenu à ce que ce livre se ferme sur sa pensée et son exemple.
Le déclin de la philosophie dans le monde islamique a commencé avec la défaite du philosophe face au clerc. Pour que la pensée brille encore au plus haut point, faudrait-il qu’il y ait un renversement ? Une revanche du mutazilisme sur l’acharisme ?
On appellera ça mutazilisme et acharisme. Bien sûr ce ne seront pas les formes historiques de ces deux courants de pensées. Il s’agit de l’esprit qui était derrière le mutazilisme. C’était un esprit d’ouverture à la science, d’où qu’elle vienne, non pas une question de l’origine de la science qui est totalement absurde. Et c’est d’autant plus actuel aujourd’hui que nous vivons un monde du savoir, où c’est le savoir qui règne. Les sociétés d’aujourd’hui sont des sociétés fondées sur la connaissance, et c’est la connaissance qui fait le développement humain. Voilà une religion (l’islam) dont les premiers mots étaient pour encourager la poursuite du savoir et les sociétés islamiques se retrouvent, en quelque sorte, en queue de peloton quand il s’agit de la maîtrise des savoirs modernes. Voilà le seul vrai combat à mener : le combat contre l’ignorance. La philosophie, évidemment, a plusieurs acceptions possibles, mais il y a une constante de la pensée philosophique qui est la volonté de faire en sorte que les ténèbres reculent devant les lumières. C’est en ce sens là que le besoin de philosophie est très grand parce que c’est la même chose que le désir et le besoin de savoir. Et c’est en ce sens là qu’on peut dire que ce serait une forme de réactivation de l’esprit du mutazilisme dans le monde de l’islam.
En 2008 un livre publié par Sylvain Gouguenheim en France et intitulé « Aristote au Mont-Saint-Michel » a beaucoup défrayé la chronique parce qu’en substance, Gouguenheim dit que la civilisation islamique n’a joué aucun rôle dans la transmission de la philosophie grecque à l’Occident moderne, alors que tout votre livre dit le contraire, notamment entre le 9e et le 13e siècles où vous dites que c’est essentiellement des penseurs musulmans qui ont animé la pensée philosophique et qu’il y a eu hybridation entre la pensée grecque et celle arabe par le biais de la traduction. Que répondez-vous ?
Sylvain Gouguenheim procède à une opération qui est une vieille chose, une vieillerie, ce n’est pas nouveau ; cette opération, je l’appellerai une opération de nettoyage ethnique. Il s’agit toujours de nettoyer et de purifier ethniquement l’histoire de la pensée européenne. Que l’histoire de la pensée européenne puisse devoir quoique ce soit à quelqu’un d’autre qu’à l’Europe elle-même, en particulier au monde de l’islam, ça il ne le supporte pas. Donc, il va contre toutes les évidences, contre l’histoire, pour essayer de procéder à une sorte de purification ethnique de l’histoire de la pensée dans le monde occidental. Il ne recule même pas devant des choses qui sont simplement des formes d’escroquerie intellectuelle. Par exemple, il dit n’allons pas croire, comme cela a toujours été respecté, que les musulmans ont traduit la philosophie grecque parce que ce ne sont pas des musulmans, ce sont des chrétiens nestoriens qui l’ont fait. Et quand il dit cela comme ça, c’est comme s’il était en train de mettre fin à une conspiration, comme si tout le monde avaient dit que ce sont des musulmans qui avaient été les premiers traducteurs et que lui rétablissait enfin la vérité. Alors qu’il sait parfaitement que tout le monde a toujours dit que c’était d’abord des chrétiens nestoriens qui avaient étaient à l’origine des traductions de la philosophie grecque. Une chose que tout le monde dit, si vous présentez ça comme une découverte, en ce moment là, celui qui ne connaît pas l’histoire a l’impression qu’ah oui ! vous êtes en train de rétablir des vérités contre des conspirateurs qui voulaient créer à tout prix une sorte de syncrétisme ou d’hybridation de la pensée européenne, etc.
D’ailleurs, je signale à ce propos, qu’il a eu une magnifique publication dirigée par Alain de Libera, le médiéviste bien connu, Rached, un philosophe travaillant au Cnrs, etc., qui rétablit les choses contre cette démarche qui, encore une fois, relève d’une purification ethnique de l’histoire.
Votre livre est aussi une apologie du dialogue philosophique entre le monde islamique et l’Occident, dialogue qui a commencé avec Plotin, Platon, Aristote et se poursuit aujourd’hui avec Nietzsche ou Bergson. Sur un plan plus global ?
Ce dialogue se porte très mal parce qu’il est souvent offusqué, empêché par tout un ensemble de stéréotypes qui ont court. Les malentendus sont beaucoup trop profonds pour que ce dialogue puisse se dérouler dans de meilleures conditions. Mais, encore une fois, il ne faut pas seulement accuser l’islamophobie. Il y a le fait que des franges dans le monde de l’islam, malheureusement, nourrissent cela, des franges qui ne sont pas, non plus, des gens de dialogue. Ce n’est pas la peine de dire que tout est de la faute de l’islamophobie. L’islamophobie se nourrit, malheureusement, aussi d’attitudes qui existent dans le monde de l’islam. Et la seule réponse à apporter à cela, c’est encore une fois d’insister sur la signification du dialogue, un dialogue exigeant, qui n’est pas une espèce de dialogue naïf, où on va jouer de la guitare en disant que nous sommes tous frères embrassons-nous. Ce n’est pas ce type de naïveté, c’est un dialogue exigeant, rationnelle, qui se passe sur un terrain scientifique ; et toute contribution dans ce sens est bienvenue parce qu’étant une contribution à la levée des stéréotypes, à la levée de tout ce qui empêche une véritable compréhension et si mon travail peut contribuer à cela, je serai heureux parce que c’est le but que je recherche.
Etes-vous optimistes ?
Je suis optimiste pour l’avenir. Je suis naturellement optimiste. Et je crois que ce qui est rationnel finit toujours par triompher.
Propos recueillis par Seydou KA
Source Lesoleil