Fraternité religieuse, diversité des minarets et unité du message
Il y a dans la vision de Dabbâkh sur la fraternité une invitation pressante au dépassement des lignes de clivages artificielles entre les groupements religieux. Cette invitation va au-delà des limites des organisations et foyers religieux. Elle englobe l’ensemble des segments significatifs dans l’activité politique et sociale. On retrouve dans son discours et dans sa pratique les éléments de construction d’une fraternité vive, facteur de gouvernabilité dans notre pays. Et cela reste plus qu’actuel en ces moments de renouveau du leadership politique et social dans notre pays.
On le sait, nos sociétés sont assises sur des institutions encore fragiles. La cause réside dans leur jeunesse (cinquante ans seulement) conjuguée à l’immédiateté et au caractère pressant des demandes aussi bien politiques que sociales, dans un environnement d’insuffisance des ressources. Ajoutons à cela le fulgurant développement des symboles visibles de la démocratie que sont le pluralisme politique et celui médiatique. Un tel développement qui n’est pas forcément proportionnel à la progression des valeurs intellectuelles, morales, civiques et citoyennes est susceptible d’engendrer un certain dysfonctionnement du système. Car d’un côté nous avons le plein usage des outils d’expression démocratique et de l’autre, la conscience de la responsabilité sociétale n’est pas assez bien mesurée, du moins pas toujours. Ce qui expose la société à des risques d’amplification des antagonismes, des tensions et des ’’bras de fer’’ entre acteurs.
Cela se comprend dans une situation de quête d’équilibre et de stabilité dans une perspective de permanence de la démocratie. Et cela dans un contexte où, dans notre pays, le jeu d’adaptation n’est pas encore totalement réussie entre le système politique et l’environnement socioculturel. Dans un cadre pareil, notre société a besoin, aujourd’hui plus qu’hier, de mécanismes de régulation qui facilitent l’échange et le dialogue et qui établissent l’interdépendance des acteurs. Car, dans une telle dynamique, les rapports de force qui en appellent aux muscles, aux fractures, à la nuisance et à la destruction mutuelle, gagneraient à être reconvertis en rapports d’intelligence et d’esprit pour sauvegarder ce que nous avons de commun et mutualiser ce que chacun possède comme spécificité.
C’est cette voie que Serigne Abdou avait balisée, ayant compris que la fraternité et la cordialité dans l’unité et la cohésion sont les seuls gages de la permanence de la nation. Or, cette pérennité de la nation court des risques si la gouvernabilité est menacée, à cause de la récurrence des tensions, des querelles et des prétentions partisanes ou sectaires. Aussi, dans la pratique et dans le discours, sa contribution à la gouvernabilité peut se lire dans les deux espaces de compétition où les enjeux sont d’une certaine acuité : l’espace religieux et l’espace politique.
Sur le plan religieux, Serigne Abdoul Aziz Dabâkh affirme une ferme volonté d’instaurer une tradition de fraternité qui enjambe les limites confrériques et sectaires. Il considérait les différents minarets spirituels et les multiples courants théologiques dans l’islam comme la manifestation d’une diversité voulue par Dieu et d’une richesse profitable au peuple. Par conséquent, il les percevait comme des facteurs de rapprochement et d’enrichissement et non comme des ghettos.
Mame Dabbâkh, comme pour faire preuve d’exemplarité dans ce sens, s’est révélé être l’unique Khalife d’un foyer spirituel qui séjournait dans toutes les capitales confrériques ou religieuses du Sénégal. Cela est, sans aucun doute un indicateur de sa conception de l’universalité des valeurs islamiques et son mépris du sectarisme. En se rendant inlassablement dans les sanctuaires des autres confréries et courants religieux, il reconnaissait les mérites et l’apport dans la religion et la société des autres entités qui ne sont pas dans sa propre zawiya. Ce faisant, il s’appropriait lui-même, en tant que fils du Sénégal, tout le patrimoine religieux et moral du pays et invitait explicitement les citoyens à faire de même, dans un esprit fraternel et patriotique.
C’est une leçon de vie significative qu’il nous a laissée dans ce domaine. Puisque le Sénégal est un et indivisible, l’identitarisme sectaire représente un grave danger pour l’unité du peuple et l’indivision de la nation. Or, en tant que fils de ce pays, pétris de l’amour divin, c’est à chacun de nous d’ensemencer les graines de l’affection et d’enflammer nos cœurs de la passion de l’autre, comme il y invitait. En procédant de la sorte, on empêche que certains acteurs, par maladresse ou par intérêt du moment, manipulent le religieux dans un but sectaire, pour favoriser la confrontation entre les dogmes et rompre le dialogue des intelligences. Ce qui serait un obstacle majeur à la ’’gouvernabilité’’ dans notre pays.
Il ressort de cette attitude, une fidélité à la rémanence du message prophétique, une claire conscience de son unité malgré la pluralité des émetteurs qui le diffusent. Ce n’est pas l’émetteur qui est l’essentiel, bien qu’il soit d’une grande importance, c’est le message qu’il faut percevoir et traduire en attitude positive, en ressources de vie. C’est cela qu’il a laissé entendre et vivre dans ses postures et dans ses écrits, mettant en pratique la sagesse du terroir : Reconnaître le mérite d’autrui ne réduit point votre propre mérite. Serigne Abdou donne l’exemple par la valorisation de l’apport de chacun, même si les minarets sont différents. On aurait pu dire qu’il nous enseigne que les minarets sont pluriels mais ils nous appartiennent tous.
Renouveau du leadership
Le discours et la pratique de Mame Abdou, analysés sous l’angle de la contribution à la gouvernabilité, montrent un homme capable de saisir l’état social, de l’analyser et d’interpeller les leader. A ce niveau, on s’aperçoit qu’il était porteur d’une vision d’un leadership avant-gardiste, aussi bien pour le religieux que pour le politique.
Lorsqu’on s’attarde sur sa critique de la société, on s’aperçoit qu’il y avait en filigrane une volonté de créer les mécanismes d’échange des informations justes et de dialogue pour construire des consensus forts et durables. Sa critique était courageuse, objective mais généreuse et elle embrassait toute la sphère du leadership. Le politique, le religieux, le coutumier et même le corporatif étaient concernés. Cependant, il plaçait au premier rang les deux plateaux de l’équilibre social : le religieux et le politique.
La démarche de Serigne Abdou dans l’interpellation du leadership était pédagogique. Dans son discours, on s’aperçoit qu’il mettait en corrélation la posture sociale des leaders avec leurs responsabilités sociétales. En les convoquant, chacun en son nom, qualité et titre, il les mettait face à leurs responsabilités sociétales, à leur obligation non seulement de préserver un héritage mais de le développer. Or, il n’y a pas d’héritage en dehors de l’unité du territoire qui l’a fait germer et de la cohésion des Sénégalais qui en sont les légataires. Aussi, ce sont les leaders qui sont, pour une grande part, responsables de l’état de la société. S’il y a régression sociale, dégénérescence des valeurs, c’est le leadership politique et surtout religieux qui doivent se remettre en cause avant le simple citoyen.
Pour inviter à la réforme de l’état social, Serigne Abdoul Aziz usait très souvent de la parabole de la cité perdue, pour appeler à bâtir la cité vertueuse. Le Sénégal, à ses yeux, ne doit pas être similaire à cette cité perdue dont les habitants se sont laissés égarés par l’insouciance, par la négligence et la violation des ‘’engagements et pactes scellés depuis la préexistence (Azal), dans le monde des âmes ’’âlam al-Arwâh’’, comme il le dit. Dans cette parabole, Serigne Abdou semble rappeler aux citoyens et aux leaders que, même dans une République qui proclame la laïcité, l’acteur musulman est interpellé dans ses valeurs. Il doit être attentif à ’’l’esprit [qui] s’agite dans la vie’’ et ne pas ’’rester sourd à la voix du tombeau’’, pour parler comme Hugo (V.) dans son ode intitulée l’Âme. Mame Dabbâkh interroge l’ensemble du leadership dans son discours :
’’ Alors, où en sommes-nous aujourd’hui, Oulémas, guides religieux, autorités du pouvoir temporel, face aux innovations (bid’a), errements, traditions blâmables, turpitudes, actes répréhensibles, comportements déviants qui se sont répandus et généralisés dans notre société?’’
Cette interrogation présente un double sens : on décèle une invitation au diagnostic d’abord. Ensuite on y trouve une interpellation pour un leadership vertueux, qui se reflète dans la conjonction entre les responsabilités de construire la cité dans toutes ses dimensions et le respect du ’’pacte originel’’. Or, le diagnostic de l’état social dressé par Serigne Abdou est un réquisitoire qui pointe du doigt la démission du leadership religieux et politique. Ce qui nous met face à ce constat amer : le déficit de bons guides dans la société, dans les sphères étatiques et dans celles de la religion est la cause de l’absence des valeurs dans la sphère sociopolitique qu’on déplore. Mais cela ne lui suffit pas, après le constat, il nous engage à nous réformer en faisant ‘’notre bilan personnel avant qu’il ne soit trop tard’’ puis à élever nos pensées et à enflammer nos cœurs de la passion de la cité et des hommes qui y vivent.
Serigne Abdoul Aziz Dabbâkh, dans cette posture, inaugure l’ère d’un nouveau modèle de marabout qui, ne fuit pas ses responsabilités devant les gouvernants, tout en n’étant pas otage des coalitions et des ligues contre le pouvoir. Il évite d’être le jouet des politiciens qui voient la responsabilité dans l’état social de manière unilatérale, pointant du doigt les gouvernants ou les opposants. Le concernant, il ne perçoit l’état de la société que comme un construit. Un construit de tous les acteurs, particulièrement du leadership temporel et spirituel. C’est une responsabilité commune, partagée entre les politiques de tous bords et les religieux.
Espace public, espace dialogique
Tous ceux qui ont été acteurs dans l’espace public entre les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix l’ont partagé avec Serigne Abdoul Aziz qui s’y est fait inviter, en toute responsabilité.
Dans la dynamique de l’ouverture de l’espace public dans les années 80, on a vécu l’irruption de la société civile islamique dans le jeu des revendications démocratiques avec une certaine vivacité. Un tel environnement a rendu favorable l’émergence d’un discours religieux très politisé. La religiosité, surtout dans les milieux urbains, s’était transbordée de l’espace sacré à l’espace public, empruntant ses codes, ses revendications, ses formes de contestation.
La tentation était facile de se poser comme un héros, en adoptant une position de confrontation avec l’Etat. Serigne Abdou a compris que le nouveau leadership à impulser, dans une perspective de promotion de la démocratie, se dessinait dans la construction du dialogue, dans la conscience d’une interdépendance entre les acteurs. Usant de sa posture de guide religieux et adossé à sa culture sociale, il a indiqué la voie du dialogue et de l’échange pour rendre possibles les conditions d’un nouveau contrat social. Un nouveau contrat social négocié et consensuel. Au lieu de s’accommoder de l’espace public conflictuel, il a promu un espace public discursif, comme dit LeBlanc. Un espace où des messages politiques, sociaux et religieux sont échangés’’ dans un but de pacification et non de confrontation violente. C’est là, dans l’offre d’un espace public pluriel et discursif, que Serigne Abdoul Aziz Sy marque une importante contribution à la promotion de la démocratie et à la gestion de la diversité. Il en a fait un projet, un programme de chaque instant pour la gouvernabilité dans notre pays, dans la cohésion des cœurs, comme il disait.
Dans son discours et dans sa pratique, on peut bien appréhender sa leçon qui nous enseigne que l’espace public doit être un espace dialogique et que la gouvernabilité se bâtit sur une interdépendance intelligente entre les acteurs. Ce qui ne peut être réel que dans une vision de partage, d’échange et de communication. Le parcours, le discours et la pratique de Serigne Abdou montrent la nécessité d’établir des régulations dans les moments de dysfonctionnement. Comme dit Deutsch (K.) repris par Theys (J.) : « S’il y a dysfonctionnement du système politique, c’est parce qu’il n’est plus capable de déchiffrer ou capter les informations essentielles, ou parce qu’il y a un écart croissant entre l’interdépendance des acteurs et l’échange d’information ». Serigne Abdou a contribué à réduire cet écart et à amener les gouvernants et les acteurs politiques à adopter une posture de guidance et d’ouverture. Cet enseignement reste actuel et pourrait nous inspirer une passion pour la cité et ses habitants dans un élan d’interdépendance et d’échange.
Qu’Allah l’agrée éternellement dans la loge des justes !
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