Le pluralisme en Islam
Encore moins de dire si la religion islamique permet de philosopher. Pas plus qu’il n’existe une philosophie essentiellement grecque, indoue ou africaine, il ne saurait y avoir une philosophie islamique comme système, même si la discipline elle-même existe et est enseignée. Même si, aussi, bien entendu, la philosophie se conçoit dans des espaces empiriques avec des objets de représentations observables dans des civilisations et que la "falsafa" (philosophie, en arabe) est marquée du sceau des cultures musulmanes. De ce point de vue, il y a des philosophes baignés dans la civilisation musulmane dont l’objet illustratif est l’univers musulman, comme il y a des philosophes grecs, français, algériens ou chinois. Mais au-delà de cela, les questions auxquelles sont confrontés les penseurs musulmans ne leur sont pas exclusives.
Le livre de Diagne explique, à travers des analyses et des anecdotes significatives, comment thèses et antithèses se déploient dans le champ musulman ; il trace aussi les points de convergences (et de divergences, cela va de soi) entre d’autres personnalités, d’autres idées situées hors de l’espace musulman, que le lecteur peu familier avec les textes en question ne songerait jamais à établir. Que Platon, Aristote, Plotin, Ciceron et bien d’autres « anciens » ont fortement nourri la pensée musulmane au Moyen-âge, que cette pensée musulmane a, à son tour, coloré la scholastique occidentale et grandement influencé toute la philosophie européenne à partir du XVIIème siècle (Leibniz, Descartes, Spinoza, Hegel…), est une certitude pour la communauté scientifique. Au point que ce n’est pas une hérésie de suggérer, comme le reconnaît Marwane Rashed, dans un entretien[2], qu’en un sens, des philosophes comme Leibniz et beaucoup de néoplatoniciens occidentaux, sont peut-être à leur insu des philosophes musulmans.
Pour dire que des similitudes existent entre certains philosophes musulmans et des penseurs de tradition européenne dans l’appréhension des idées de Fatalisme, Décret, de Déterminisme, de Providence, de Liberté, etc. Voilà qui pose la philosophie comme point de départ pour une analyse hors du malentendu théorique du choc des civilisations (Huntington, Caldwell) qui fait le lit de certaines idéologies exclusives. Il n’y a pas d’affrontement par la pensée entre un monde islamique et un monde occidental.
Le dernier chapitre de l’ouvrage, « La philosophie du mouvement », n’est pas seulement une dissertation sur l’Islam et la modernité ou la nécessaire ouverture de l’esprit islamique. C’est aussi le prétexte pour Diagne de révéler la puissance et l’actualité de la philosophie de l’Indien Mohamed Iqbal, autre penseur de la « Diversalité » musulmane qui est pour beaucoup dans la diffusion de l’esprit musulman au XXème siècle.
La conclusion du livre elle-même prolonge comme en écho la question du pluralisme en Islam. On y découvre l’apport important de Bocar Salif Tall, penseur ouest-africain émérite, révélé au monde sous le nom de Thierno Bocar, par le non moins lumineux Amadou Hampathé Bâ. Ce Thierno Bocar, s’il n’est pas philosophe au sens commun, offre dans un dialogue que propose Diagne dans son « excipit », une idée qui constitue un véritable problème philosophique pour le musulman.
Comment s’ouvrir à l’Autre, partant du principe que seul Dieu a le pouvoir de juger et que son amour embrasse la création :
« Tierno, tu parles souvent de l’amour de Dieu qui embrasse tout. Mais Dieu aime-t-il aussi l’infidèle ? » « Oui » est (…) la réponse du maître, contre, dit-il, toutes les distinctions qui obsèdent ceux qu’il appelle « les attachés à la lettre », trahissant ainsi Celui au nom de qui ils prétendent parler et qui, Lui, est générosité envers les enfants d’Adam, « sans différencier leurs états ». Et son « oui » est bien ce qu’enseigne la philosophie : la sagesse de l’amour » (p.176)
Grâce à Bachir Diagne, un philosophe né au Sénégal, on découvre à remontant le fil de l’histoire des pensées que le corps de doctrine musulman dépasse allégrement les clivages ethniques et/ou linguistiques, voire religieux. On en revient au postulat initial que la raison n’est pas cantonale mais universellement saisissable. Et c’est exactement ce que dit Al Kindi, figure originelle de la falsafa, reconnaissant l’apport d’Aristote à la raison islamique :
b[« Aristote le plus éminent des Grecs en philosophie a dit ceci « Nous devons remercier les pères de ceux qui ont apporté une part du vrai, parce qu’ils ont été la cause de leur être, en sus de ce que nous devons à ceux-ci. En effet, ceux-là ont été la voie, et c’est par leur moyen que nous pouvons atteindre le vrai. » […] Or nous ne devons pas rougir de trouver beau le vrai, d’acquérir le vrai d’où qu’il vienne, même s’il vient de races éloignées de nous et de nations différentes. Pour qui cherche le vrai, rien ne doit passer avant le vrai, le vrai n’est pas abaissé ni amoindri par celui qui le dit ni par celui qui le porte. Nul ne déchoit du fait du vrai mais chacun en est anobli. »]b (Al Kindi, Philosophie première)
Comment maintenir tendu le fil jamais vraiment rompu entre la pensée en terre d’islam et la pensée universelle ? Comment veiller à ne pas exclure l’humain de l’esprit musulman ? voilà le véritable sens de Comment philosopher en Islam. Il va sans dire que cela donne au livre une urgente actualité, alors le musulman apparaît comme l’incarnation d’un archaïsme réfractaire à la réflexion et à l’altérité. Bachir Diagne, un auteur qu’on peut qualifier sans dithyrambe de « véritable navette spatiale » de l’intellectualisme africain, nous entraîne à travers un texte limpide, extrêmement bien écrit, à démêler les nœuds de préjugés sur l’Islam. I
l est heureux qu’il puisse restituer ainsi la profondeur de réflexions produites dans l’espace musulman depuis plusieurs siècles et rappeler à ses contemporains, musulmans ou non, les responsabilités de l’homme face à l’humanité. Le rappel, un mot mais aussi un principe. On le retrouve au cœur même de la tradition islamique comme vertu pédagogique et ancrage du salut pour les croyants (sourate 51, verset 55). Si être bon signifie rappeler que l’Islam n’est pas contradictoire à la pensée et que le destin islamique est indissociable de celui de l’humanité, alors nul doute que ce livre est bon.
El hadji Malick Ndiaye,
Columbia University of New York/ Columbia University
ehn2106@columbia.edu
Souleymane Bachir Diagne, Comment Philosopher en Islam, éditions Phoenix, 2010
Disponible sur www.editionsphoenix.com a Dakar Librairie Athena
Source Seneweb.com
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