Cheikh Abdoulaye Niass se distingue par ses innombrables visites dans les pays arabes et les grandes capitales religieuses. Malgré les conditions politiques difficiles au Sénégal tout au long du XIX ème siècle et au début du XX ème, il a eu l’opportunité de visiter Fès et d’effectuer le pèlerinage à la Mecque en 1890. Durant ce voyage aux lieux saints de l’islam, il s’arrêtera en Egypte pour recueillir des ijâzât pour certaines disciplines religieuses. Il est, souvent, présenté comme l’un des cheikhs sénégalais qui ont le plus de maîtrise de la langue arabe au regard de ses multiples contacts avec le Maghreb mais aussi le Machrek. El Hadj Abdoulaye Niass est affilié à la Tijâniyya par la silsila omarienne avec le Cheikh Muhammad Ibrâhîm Diallo comme intermédiaire. Il reçut, comme ses prédécesseurs, plusieurs ijâzât des muqaddams de Fès, lors de sa visite au Maroc.
Après son pèlerinage à la Mecque, il s’installera à Taïba Niassène[2]dans le Saloum[3] où il construira une grande mosquée[4]. En voulant prêcher et enseigner l’islam dans cette région du Saloum, il se heurta à l’Administration coloniale française qui surveillera, de près, ses activités et ses déplacements. Devant cet acharnement, il s’exila par deux fois en Gambie[5] voisine. Cet exil était aussi la marque de son refus d’envoyer ses enfants à l’« école française » et du service militaire obligatoire. Après un retour à Taïba Niassène qui ne durera que deux courtes années, il s’exilera de nouveau en Gambie pour les mêmes raisons en 1900. Le Cheikh s’installe définitivement à Kaolack en 1911 où il construit une Zâwiya et dispense son enseignement à ses fidèles jusqu’à sa mort en 1922, la même année que Cheikh El Hadj Malick Sy de Tivaouane.
Les cheikhs de Médina Baye ont eu cette réputation d’être très tôt connectés aux grands centres du monde musulman. Ce fut le cas d’El Hadji Ibrahima Niass. Outre ses contacts à l’occasion du pèlerinage à la Mecque, El Hadj Ibrahima Niass avait noué des relations aussi bien en Afrique noire que dans le monde arabe. On le disait habitué du Président Nkrumah, de Gamal Abdel Nasser, Ben Bellah, Mohamed V mais aussi de Chu En Laï ou encore du Général de Gaulle[7].
El Hadj Ibrahima Niass était convié dans toutes les grandes rencontres des pays « musulmans ». Selon un de ses petits-fils, il « se proposait d’apporter sa contribution à la marche en avant de l’islam ». C’est peut-être cet engagement qui lui aurait valu de grandes distinctions sur la scène internationale.
Ainsi, il sera élu vice-président du Congrès mondial islamique au sommet de Karachi, en 1964. Il est,
par ailleurs, toujours d’après notre informateur, l’un des membres fondateurs de l’actuelle Ligue Islamique mondiale. On lui a donné, d’ailleurs, le surnom de Shaykh al-islâm vu son implication dans les organisations islamiques et son aura internationale. En Egypte, par exemple, il fut membre du Conseil Supérieur des Affaires islamiques au Caire où il entra à l’Académie de Recherche de l’Université Al-Azhar[8]. Mais, dans le Maghreb, malgré ses étroites relations avec la Communauté des Erudits en islamologie, à Alger, c’est avec le Maroc qu’il a plus noué des liens très étroits.
El Hadji Abdoulaye Niass et les oulémas marocains : des relations intellectuelles
Certains témoignages affirment qu’il y est resté pendant longtemps. Il aurait demandé à son fils de se rendre au pèlerinage à La Mecque pendant qu’il restait l’attendre à Fès[9]. Ce dernier relate l’évènement dans son Al-kibrît al ahmar fî madâ’ih al-qutb al-akbar, et dit avoir rejoint son père à Fès, avant leur départ pour le Sénégal. Cheikh Abdoulaye Niass mit à profit ce long séjour à Fès pour rencontrer les personnages les plus importants de la Zâwiya de Fès dont, en particulier, le Faqîh Ahmad Sukayrij (m.1944).
Ce dernier lui décerna une ijâza et lui chargea de transmettre un « message d’amitié » à El Hadj Mâlick Sy[10]. Ce voyage à Fès, l’aura certainement marqué comme cela se perçoit à travers ses poèmes et autres écrits. Il y évoque la ville de Fès et recommande à ces disciples d’y effectuer un pèlerinage, en leur assurant qu’ils trouveront les moyens mystiques d’étancher leur « soif spirituelle »[11].
La branche Tijâniyya qu’il dirigeait restera en contact permanent avec le Maroc par la voie des pèlerinages et des échanges intellectuels. Ces liens étroits ne se seront jamais rompu et participent, encore aujourd’hui, de ce caractère spécifique qui fait des Niass un véritable pont entre l’Afrique noire et le monde arabe.
Ainsi son fils aîné, Muhammad Niass, plus connu, par la suite, sous le nom de Khalifa Niass[1], se rendra une deuxième fois à Fès en 1924. Il reçut, comme son père, deux ijâza de Mahmûd et de Muhammad fils de Muhammad al-Bashîr fils de Sîdî Ahmed Tijânî, le fondateur de la Tijâniyya.
Khalifa Niass se présente comme un farouche défenseur de la Tijâniyya dans ses écrits.
D’ailleurs, son ouvrage le plus connu est le Al-kibrît al ahmar fî madâ’ih al-qutb al-akbar, un grand recueil composé de 121 qasîda[2] pour un total de 3120 vers. Ce recueil est entièrement consacré à l’éloge de la Tarîqa, de son fondateur et de ses muqaddams les plus connus. Muhammad Khalifa Niass entretint de très bonnes relations avec Fès comme en attestent ses multiples correspondances. Elles s’adressaient, principalement, au Faqîh Cheikh Ahmad Sukayrij[3] et à l’historien ‘Abd al-Rahman ibn Zaydân.
Ces correspondances porteraient sur les échanges de manuels et de supports d’enseignements communs à l’école sénégalaise et marocaine et de la situation de la confrérie en Afrique de l’ouest et au Sénégal, en particulier. Un autre fils d’El Hadj Abdoulaye Niass, Ibrahima Niass, se consacrera à l’expansion de la Tijâniyya, non seulement au Sénégal, mais dans le reste de la sous-région ouest-africaine et même en Afrique centrale, moins islamisée. Il fut à la base d’un vaste mouvement d’expansion de la confrérie jusqu’au Nigeria, au Cameroun, en Guinée, au Ghana et même en Asie et aux Etats Unis[4].
Cheikh El Hadji Abdoulaye Niass a visité plusieurs fois Fès, sans compter ses nombreux passages dans cette ville sur la route du pèlerinage à La Mecque ou lors des fréquents déplacements dans le monde arabe en général. Il semblerait qu’il faisait de la capitale religieuse et intellectuelle du Maroc un passage obligé à chaque déplacement à l’étranger[6]. Cheikh Abdoulaye Niass, à force de se rendre au Maroc, avait l’occasion de visiter d’autres villes où se sont éparpillés différents Muqaddams de la confrérie Tijâniyya.
Ainsi, en plus de Fès où il rencontra Sayyid Tayyib, petit-fils de Tayyib al-Sufyânî, et Muhammad Barrâdah[7], il se rendra Sefrou, Tanger et Settat[8]. Son séjour dans cette dernière ville eut un grand retentissement et revêtit un caractère spécial au regard de ses relations amicales avec Cheikh Ahmed Sukayrij.
Médina Baye et la Zawiya de Kaolack ont beaucoup participé au rayonnement de la Tijaniyya notamment dans le monde arabe, en Afrique anglophone et surtout aux Etats-Unis avec le travail colossal fait par le regretté Imam Assane Cissé qui, sa vie durant, était un véritable ambassadeur de la Tarîqa Tijaniyya à travers le monde.
Notes
[2] – « Tayba » est l’un des noms de Médine où se trouve le mausolée du Prophète Muhammad.
[3] L’un des royaumes du Sénégal situé dans le bassin arachidier, au centre du pays.
[4] – La tradition orale insiste sur le fait qu’il ait construit la mosquée avant sa propre maison à l’instar du Prophète Muhammad dont le premier geste lors de son arrivée à Médine (Hégire) était l’érection d’un lieu de culte, la Mosquée.
[5] – La Gambie fut une enclave, colonisée par les Anglais, hors du contrôle français.
[6] – D’après son petit fils Ahmed Khalifa Niass.
[7] – ces informations nous sont données par un de ses disciples par ailleurs très proche de sa famille.
[8] – l’institut islamique qu’il a créé dans sa ville de Kaolack est d’ailleurs l’un des rares à délivrer des diplômes reconnus par l’Université Al-Azhar où beaucoup de ses disciples d’Afrique de l’Ouest, notamment du Nigéria, sont formés avant d’être envoyés dans leurs pays d’origine afin d’y prêcher l’islam et la tijâniyya.
[9] – Le pèlerinage à la Mecque vu les modestes conditions de l’époque, pouvait nécessiter une longue période de plusieurs années.
[10] – Nous nous sommes entretenu avec plusieurs des enfants de ce cheikh actuellement installés à Casablanca. Ahmad Sukayrij a occupé plusieurs fonctions prestigieuses au Maroc dont celle de Cadi à Settat. En compagnie de Mawlây Hafîz, il séjournera longuement à Paris. Il est, d’après l’un de ses fils que nous avons rencontré, Abdelhay Sukayrij, l’auteur des calligraphies sur les rebords intérieurs de la Mosquée de Paris. Il reçut plusieurs distinctions aussi bien françaiases que marocaines.
[11] – On peut trouver des extraits allant dans ce sens au début de son poème « al-hamd li-l-lâh li wusûlî fâs », « Louange à Dieu pour mon arrivée à Fès ». Le voyage de Fès était périlleux et parsemé d’obstacles administratifs à l’époque. Se rendre à cette ville et y effectuer un pèlerinage relèverait du miracle !
[1] – Il succéda à son père à la tête de la zâwiya de Kaolack en 1922.
[2] – ode d’une certaine longuer en arabe.
[3] – le fils de ce faqîh que nous avons rencontré à Casablanca en avril 2002, nous a confirmé par des correspondances la visite du moqaddam sénégalais ainsi que l’échanges de cadeaux symboliques tels que des livres et écrits divers sur la confréries Tijâniyya.
[4] – Un de ses petits enfants nommé Assane Cissé était parti étudier aux USA. Il y s’installera définitivement et eut beaucoup d’adeptes parmi la population (noire et blanche). Il servit alors de lien entre ces adeptes de la Tijâniyya en Amérique et la Zâwiya des Niass, à Kaolack. Nombreux sont d’ailleurs les jeunes américains qui viennent séjourner pendant longtemps au Sénégal pour y recevoir l’enseignement religieux auprès des cheikh de la Tijâniyya de Kaolack. Ces cheikhs, en collaboration avec l’université Al Azhar envoient beaucoup d’étudiants originaires du Nigeria, étudier au Caire. Il finissent par acquérir la nationalité sénégalaise parce qu’adoptés par les marabouts Niassène.
[5] – Rappelons qu’il sea nommé vice-président du Conseil Mondial islamique, un des ancêtres de l’OCI (Organisation de la Conférence Islamique).
[6] – Ceci est-il fruit d’une simple légende non sans fondements quelquefois historique assez répandue au Maroc comme quoi les sénégalais commencent toujours par la visite de Fès et du mausolée de Sîdî Ahmed ijâni avant de se rendre à La Mecque ? Des témoignages soutiennent qu’il fit un détour à Fès lors d’un voyage en Chine où il aurait des adeptes qu’il aurait initiés à la Tijâniyya.
[7] – Il est le petit fils de Sîdî ‘Alî Harâzim Barrâdah, le premier moqaddam et calife de Sîdî Ahmed Tijânî, fondateur de la Tijâniyya. Nous avons rencontré, lors de notre visite du mausolée de Sîdî Ahmed à Fès, un personnage nommé Ahmad Barrâdah, se présentant comme son arrière petit fils et qui nous a témoigné de ces passages de chefs religieux sénégalais, encore aujourd’hui, dans leur maison familiale.
[8] – probablement chez le muqaddam Sukayrij devenu cadi de cette ville.
Publié dans ISLAM AFRICAIN, FIGURES AFRICAINES, AU COIN DE LA ZAWIYA |
Par Bakary SAMBE*
* Institute for the Study of Muslim Civilisations
Aga Khan University – Londres bakary.sambe@aku.edu
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