Nous savons tous que la plupart des pays de la Francophonie, sont des pays anciennement colonisés. Parmi ceux-ci une bonne partie qui se trouve au Maghreb et en Afrique de l’Ouest, est majoritairement musulmane. Ce sont des espaces où l’islam, avec sa langue génitale l’arabe, a précédé le français et ses éléments culturels. Dans ces pays, l’établissement du français a été perçu comme une agression contre l’islam et contre la langue arabe. Tant et si bien que le français fût considéré – quelques fois à juste titre – comme une langue anti-islamique. Mais aujourd’hui, est-il juste de continuer à le voir de cet œil, à le percevoir comme la langue du diable, de l’antéchrist? Est-il acceptable de le présenter ainsi pour décréter illicite son enseignement, quitte à frustrer nombre d’enfants des bienfaits de l’école et des savoirs qu’elle offre, comme le stipule Boku Haram ou les organisations qui partagent ses vues ? Pour qui suit le dynamisme qu’apporte le français à la propagation du savoir islamique et à la diffusion de sa culture, il serait plutôt juste de dire que le français est une langue d’islam, dans ses dimensions scientifiques, académiques, spirituelles, culturelles et historiques. Même si certains s’y expriment pour diffuser leur haine ou leur méconnaissance de cette belle religion, d’autres en usent pour la diffuser et mettre à la disposition du monde toute la production spirituelle et théologique qu’elle a générée.
L’édition en français facteur de diffusion de l’islam.
Toute langue dans laquelle s’exprime la religion, pour véhiculer ses enseignements, pour défendre ses idéaux, est une langue de religion, de cette religion. Vu sous cet angle, le français est une langue d’islam. Les musulmans arabophones sont les mieux placés pour accréditer cette hypothèse dans la mesure oú, la plupart d’entre leurs élites estiment qu’est arabe tout celui qui s’exprime dans cette langue, la langue du Dâd. Il y a même des hadiths dont il faut vérifier l’authenticité qui accréditeraient cette assertion. Dans tous les cas, parler une langue c’est bien intégrer, ne serait-ce que par la locution, une communauté.
Pourquoi soutenons-nous que le français est une langue d’islam? L’islam est une religion à vocation universelle, fondée par la révélation d’un Livre à partir duquel, des savoirs de toutes sortes ont été élaborés. Or, la vocation de ces savoirs est d’être reçus, appropriés, développés et retransmis par des peuples et des nations autres que le peuple arabe. Dans cette mission, le français a joué un rôle important en véhiculant par la traduction et l’édition un riche patrimoine qui serait resté inaccessible pour une bonne partie des musulmans non arabophones.
Quelques exemples illustrent notre propos. Le domaine éditorial représente un riche champ d’expression de l’islam, de diffusion de ses enseignements, de défense de ses idéaux, et même de clarification de controverse et d’idées reçues ou préjugées. Sur ce champ, la contribution de certaines maisons d’éditions est à citer. En visitant la collection Sindbad de la maison d’édition Actes Sud, on est admiratif et reconnaissant devant son fondateur Pierre Bernard. Ce dernier a contribué, avec cette collection, à exhumer, en tout cas, à déposer sur la natte de l’universel, un nombre considérable de textes relatifs à l’islam, littérature et civilisation confondues, pour montrer que cette religion n’est pas qu’un simple ritualisme sans âme. Elle est surtout une mine de ressources pour l’humanité. La bibliothèque musulmane de cette maison d’édition, nous surprend par la richesse et la diversité des publications parmi lesquelles figurent des classiques du fiqh comme la Risâla de Shâfi’î, des livres de soufisme et de spiritualité comme les traités spirituels d’al-Ançâri, de Kalabâdhî, ou des traités de sciences comme ceux de Râzi.
A côté de cela, les éditions al-Buraq apportent leur pierre à l’édifice par la diffusion des œuvres d’auteurs musulmans contemporains ou classiques. Dans le site de la revue d’études sur l’islam, »Cahiers de l’islam », on lit ceci à propos de cette maison d’édition : »al Bouraq devient alors une passerelle entre Orient et Occident, une voie vers la connaissance de la civilisation arabe-musulmane ». De cette façon, le français, comme d’autres langues certainement, relie les anneaux du savoir islamique à la chaîne de la connaissance universelle et transmet le message décrypté aux peuples et nations qui constituent la cible. Il joue son rôle de diffuseur mais aussi de lien entre les peuples disséminés à travers les espaces géographiques différents, qu’ils soient d’Orient ou d’Occident, sans considération de discrimination d’aucune sorte.
Sur un autre plan, mais toujours dans le domaine éditorial, l’apport du français, à la diffusion et à la connaissance de l’islam spirituel est très appréciable. Ce faisant, il a dévoilé au monde cette riche spiritualité qui se présente comme voie alternative pour accéder à Dieu par la quête de sens à travers la philosophie et la mystique, l’amour et la création du beau, l’ouverture à l’autre, la charité et l’hospitalité. Cette contribution inestimable se retrouve dans l’option éditoriale de la maison d’édition Verdier, par le biais de la collection »islam spirituel, » fondée par Christian Jambet. En empruntant cette voie, il refuse d’emprisonner l’islam dans les carcans du juridisme ou les chemins aventureux du politique. Ce qui semble être aujourd’hui le seul visage médiatisé avec les jihadistes, les salafistes de DAESH ou de BOKU HARAM. Dans cette collection, nous pouvons citer l’excellent traité de soufisme d’ISFARAYINI, »Le révélateur des mystères ». Un beau texte sur l’unicité de Dieu et les subtilités du cœur dans la perception de réalités autres que physiques, traduit par Hermann Landolt.
Traduction et commerce des idées dans les cercles non arabophones
Ces quelques illustrations auraient pu suffire pour démontrer que le français n’est pas une langue anti-islamique comme semblent le croire quelques arabophones radicalisés par des sentiments de marginalisation réelle ou fictive, ou par des islamistes anti-occidentaux qui confondent idéologie et religion. C’est comme toutes les autres langues un moyen de connaissance et de reconnaissance, de connexion avec les savoirs et avec les humains, pour transformer positivement les réalités. Les traductions des deux sources primordiales de l’islam, le Coran et la Sunna authentique du Prophète en attestent. Qui ne connaît pas les traductions de Jacques Berque, de Hamidoullah, de Si Hamza Boubakeur, celle des Deux Saintes Mosquées ou celle encore plus récente Mohamed Chiadmi? En plus de cela, qui ne connaît pas les traductions des œuvres magistrales de Ghazali, en soufisme, de penseurs contemporains comme Qaradawî, Mouhamed Ghazali, ‘Aïdh Abdullah Al-Qarni, et d’autres penseurs non arabophones comme Bucaille?
Ici au Sénégal où se tient pour la deuxième fois le sommet de la Francophonie qui honore le catholique Senghor et le musulman Abdou Diouf, sous le magistère de M. Macky Sall, un président de la génération postindépendance, il me paraît important de dépasser cette fiction qui ferait du français la langue des ennemis de l’islam. Si, historiquement le français, langue du colonisateur, a été promu avec l’objectif de réduire l’aura des marabouts et de l’islam, il est aujourd’hui le véhicule de leurs enseignements. Les traductions de Jawâhir al-Ma’ani, de kifâyat al-Râghibîn et de Ifhâm al-Munkir al-Jânî, par le Professeur Ravane Mbaye, lauréat du Prix de la traduction Ibn Khaldûn et Léopold S. Senghor, la traduction de Masâlik al Jinân par Serigne Sam Mbaye, de Minan al-Bâqî par Khadim Mbacke, de Kâshif al-Albâs par Ousmane Kane et d’autres œuvres encore, illustrent la contribution du français à l’universalisation de l’islam. En outre, si les confréries du Sénégal sont si bien connues dans le monde, en particulier dans les régions francophones et occidentales, c’est en partie grâce aux travaux en français, entre autres, dont elles ont été sujets, ici et ailleurs. Alors, peut-on dire que le français est non seulement langue de religion, mais il est langue d’attraction et peut être, d’un point de vue symbolique, langue d’accréditation auprès de l’élite musulmane non arabophone. Il est aussi bien langue d’islam que langue d’islamologie, langue de préservation et de valorisation du patrimoine islamique global et local. Il est langue d’islamophilie, si l’expression peut m’être accordée.
Rappelons-nous les belles envolées de Lamartine ou de Hugo et même le mea-culpa de Voltaire. Celui-ci disait : ‘’j’avais peint Mahomet si méchant que j’en ai eu depuis quelques remords ’’. Quant à Lamartine, dans un lyrisme enjoué mais tout aussi grave de vérité, parlant du Prophète de l’islam il disait : ’’ Il a fondé sur un livre dont chaque lettre est devenue loi, une nationalité spirituelle qui englobe des peuples de toutes les langues et de toutes les races, et il a imprimé pour caractère indélébile de cette nationalité musulmane la haine des faux dieux et la passion du Dieu un et immatériel’’.
Ce que nous avons constaté dans le domaine de l’édition, de la traduction et du témoignage des non musulmans pour une meilleur perception de l’islam, pourrait être dit dans celui des sites sur le web, dans l’espace scolaire et universitaire et dans le secteur des intellectuels francophones musulmans du Sénégal et d’Afrique. Que ce soit le défunt CERID, avec les illustres Dr Ciré Ly, Me Fadilou Diop, Pr Assane Sylla, Pr Makhtar Diouf, Pr Amadou Samb, que ce soit le CIMEF avec Tariq Ramadan, l’UJMMA au Mali ou l’Association des jeunes musulmans de Côte d’Ivoire, le français a servi et sert encore pour démonter que l’islam est une religion de savoirs, d’éthique et de développement, à travers le croisement fécond entre ces deux premiers éléments.
Pour conclure, nous pouvons affirmer que le français a cessé d’être la langue anti-islamique depuis très longtemps, avec la fin de la colonisation. Aujourd’hui, il est une langue qui permet à des peuples différents de se rencontrer dans le savoir islamique, de s’abreuver de ses sources, de s’enrichir de ses trésors et de ses spiritualités pour se connaître et se respecter. A côté de l’arabe, langue de sacralisation de nos rites et dévotions, il contribue à la production intellectuelle et scientifique, à la diffusion des œuvres et à la reconnaissance mutuelle au sein de cette nationalité spirituelle qui englobe des peuples de toutes les langues et de toutes les races, pour parler comme Lamartine. En cela, il est aussi langue d’islam.
ABDOUL AZIZE KEBE
Centre de Recherche Islam Sociétés Mutations
ED-ETHOS/UCAD.
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