23 novembre 2024
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Crainte, Espérance et Tawassul dans l’œuvre de Cheikh El Hadji Malick Sy

Cependant, il est une autre facette de son œuvre à travers laquelle s’exprime tout son enseignement spirituel, durablement enraciné dans la démarche propre à la Tijaniyya. C’est dans ces ouvrages qu’il traite de thématiques fondamentales liées au soufisme telles que l’éducation spirituelle, les cheminements de l’aspirant, le Zuhd, les relations sociales (Mu‘âmalât) et le rapport à Dieu. Bref, tout un champ du soufisme déblayé par Cheikh El Hadji Malick Sy, la plupart du temps, en poésie par souci pédagogique (plus facile mémorisation), mais aussi à travers des traités comme l’incontournable Kifâyatu Raghibîn[2].

Dans le cadre du présent article, nous voudrions revenir sur trois notions redondantes dans son œuvre et inhérentes à la quête spirituelle en tant que cheminement mais aussi manière d’être. Celles de Crainte, d’Espérance et de Tawassul nous semblent à même d’aider à une tentative d’analyse de la Qasîda de Cheikh El Hadji Malick Sy connue sous le nom de « Falâ Budda » expression ouvrant son Matla‘ désignant, en prosodie, le premier vers. De plus, cette Qasîda, paraît recouper l’attitude et l’enseignement de cet érudit tout faits de modestie et d’un sens élevé de l’équilibre. Le Professeur Rawane Mbaye exprime cela de manière plus pertinente en parlant d’un véritable « pôle d’attraction entre Sharî’a et Haqiqa »

Fidèle à l’attitude d’humilité qui sous-tend toute son action mais aussi sa quête spirituelle, Cheikh El Hadji Malick Sy met toujours en avant le principe de crainte ou de conscience intime de Dieu. Sans perdre de vue, la facette miséricordieuse, Il ne se fie pas non plus aux états d’optimisme excessif que confère aux dévots l’autosatisfaction démesurée.

C’est pour cela, dans cette qasîda, Maodo[3] semble habité par une sorte de « kurbat », non pas dans le sens d’une anxiété ou d’un tourment liés à une quelconque culpabilité, mais de cette opération psychospirituelle dont parlait Henry Corbin. Dans la perception de Cheikh El Hadji Malick Sy, cette opération symbolise un retour à Dieu qu’il n’a, de fait, jamais quitté de son cœur et de son esprit.
Cet état se manifeste à travers toute cette qasîda comme réitéré dans l’expression « fa mâ liya ghayru-l-lâhi jâbiru kasratî ». En somme, une conscience de l’inéluctabilité d’un retour constant au Seul Indispensable. Car, conçoit-il, au milieu des turpitudes et des incertitudes de la créature tourmentée, il n’est point d’utilité de frapper à d’autres portes sinon un retour sincère à Dieu « wa qar’iya bâb al-ghayri yâ rabbi lam yufid ».

En usant de ce « je » tout sauf narcissique mais purement par souci d’exemplarité, Cheikh El Hadji Malick nous apprend à savoir se diriger vers celui qui détient la clé du dénouement, seul capable de délivrer de cette « kurbat » (kurbatî) introduite dès le début de la qaçîda et qui, en définitive, en détermine la rime en « tî ». Sans trop nous attarder sur ce terme, nous pouvons simplement le comprendre comme cet d’état d’une tourmente par conscience de l’énormité du devoir. On peut se demander si les détracteurs des confréries qui croient avoir le monopole du Tawhîd ont essayé une seule fois de se donner la peine du minimum requis d’honnêteté intellectuelle : lire avant de critiquer ! On ne peut égaler les véritables soufis dans leur manière de vivre le Tawhid, cette consience de l’Unicité de Dieu. Cheikh El Hadji Malick Sy n’a cessé d’y insister à travers son œuvre avec finesse et pédagogie.

Oscillant constamment entre crainte et espoir, dans Falâ Budda, Maodo loue le Seigneur en l’invoquant de son nom « karîm », le Génereux, étant assuré par son « yaqîn » qu’il demeure le seul refuge ; celui-là même capable de préserver des tourmentes et des craintes. Il se livre à une multiplication des invocations par l’usage articulé des Asmâ al-Husnâ : al-halîmu (Le Charitable, Le Clément), capable d’accorder sa Miséricorde aux vertueux comme aux plus fautifs et al-çabbûru, celui que ne peuvent point affecter ni pêchés ni les offenses, d’où, donc, sa capacité à les pardonner (fa anta halîmun yâ çabbûru liman jafâ). Bref, une parfaite maîtrise aussi bien de la prosodie que de l’art d’agencer les termes porteurs de sens (al-ma’ânî), notamment lorsqu’il s’agit de rendre compte des états spirituels avec une fine technique et une rare pédagogie dont Cheikh El Hadji Malick Sy a le secret.

Il revient, alors, sur ce parcours du « tawakkul » dans le long cheminement spirituel du soufi. Le point de départ de ce parcours est la conscience de l’unicité de l’issue comme du refuge sans lequel il n’est point d’échappatoire (mahrab » (fa lammâ badâ lî annahû laysa mahrabun, siwâ bâbika-l-hâmî madadtu yudayyatî ».
Ce tawakkul est exprimé avec la manière des hommes du taçawwuf dont le principal viatique est la conscience intime de Dieu nourrie d’humilité.

Etant, donc, certain de l’unicité de l’issue comme de l’échappatoire, Maodo ne fait qu’affirmer l’impuissance de la Créature devant le Créateur qui traduit le devoir et l’attitude de modestie. C’est pour cela qu’il eut recours à la figure de style du taçghîr (l’usage des diminutifs). Au lieu de dire « yadî », pour exprimer cette main tendue vers Le Tout Puissant en implorant sa magnanimité, Cheikh El Hadji Malick lui préfère son diminutif (yudayyatî», pour enchaîner par une suite de locutions et de termes affirmant la petitesse, l’insignifiance et l’extrême pauvreté (du’f, iftiqâr, fâqat, dzillat) par rapport à l’incarnation même de la Suffisance et de la Grandeur : Dieu. Il nous enseigne, là, que nous ne sommes que faiblesse et dénuement et ce, quel que soit le degré d’adoration et de dévotion.

Il fait de l’imploration du pardon, un devoir constant. Maodo donne l’exemple en se préoccupant, non pas des seuls péchés « dzanb », mais des « simples » faux pas dont, le plus souvent, nous ne sommes même pas conscients « zallat » (li taghfira lî yâ rabbi min kulli zallatî). D’où ce recours à une énumération en crescendo de qualificatifs exprimant tout ce qui est en l’homme de méprisable (dzalîl) et de misérable « haqîr).
Et c’est comme tel qu’il dit se présenter devant le Seigneur pour qu’il le délivre de toutes les adversités. Il veut nous enseigner, ici, que l’attitude d’orgueil, de suffisance et d’auto-satisfation n’est pas la meilleure pour une quelconque élévation spirituelle, mais aussi qu’on ne peut désespérer de la Miséricorde et la gratitude de Dieu (lâ taqnatû min rahmati-l-lâhi) sans toutefois tomber dans l’excès du Amn bi-mari-l-lâh !

La notion d’espoir « rajâ’ » peut être ainsi comprise dans la démarche de Maodo comme cela revient très souvent dans son œuvre. Ailleurs, dans une autre qasîda bien célèbre par le haut degré d’affirmation du principe de Tawhîd (unicité de Dieu) et du Zuhd (ascétisme et désintérêt du bas monde ), Cheikh El Hadji Malick Sy interpelle son Seigneur avec espoir en ces termes : « wa laysa birruka makhçûçan bi man hasunat hâlâtuhû… », (Ta bienfaisance n’est pas exclusivement réservée aux seuls bienfaisants ..).
Dans falâ budda, précisément, il achève cette première partie marquée par une nette affirmation du Tawhîd et du Tawakkul (confiance en Dieu, abandon de soi à Dieu sans jamais se résigner) par rappeler le sens de l’invocation que lui donne la prédisposition de l’Invoqué à l’exaucer (Mujîbu). Cet aspect sembvle plus net dans la prière par lui composé et récité après la Wazîfa (…yâ man qâla ad’ûnî, inni da’awtuka dza khawfin fa khudz bi yadî/ yâ jâ’il al-hâli bayna-l-kâfi wa-n-nûni (c-à-d Kun))

Mais quel que soit son degré de spiritualité, l’aspirant ne peut se passer de la couverture de Celui qui est le seul à savoir toutes les dimensions apparentes ou secrètes de sa personnalité et de ses actes dans toute leur insuffisance par rapport aux exigences de pureté et à la gratitude de Dieu. Cheikh El Hadji Malick Sy attire l’attention sur ce fait primordial lorsqu’il lance cet appel (da’awtuka yâ sattâru fa-stur ma’îbatî).

Dans une merveilleuse, transition avant d’entamer, la phase du Tawassul sur lequel nous reviendrons, il sollicite son Seigneur pour q’il l’aide à focaliser ses idées et ses pensées (khawâtir, sing. Khâtir ou khâtira) éternellement vers Lui.
En fait, comme dans la prière, Cheikh El Hadji Malick Sy vise en cela, une orientation du cœur, une attitude intérieure qui réactualise constamment la prédisposition de l’âme du Mutaçawwif (adepte du soufisme) à la purification. Il nous rappelle cette manière dont on doit vider le cœur et la pensée de tout sauf du souvenir de Dieu : en arabe, le mot dzikr, exprime bel et bien cette idée de rappel, seul capable d’assurer la quiétude.

Si l’on se réfère à Ibn Ajîba[4] qui cite Al-Tustarî, l’homme de Dieu est « celui qui est pur du trouble…celui pour qui l’or et la boue ont la même valeur ». C’est aisni qu’il faut comprendre la démarche du Zuhd (dëddu adduna, en wolof) dans l’esprit des premiers soufis qui s’appelaient aussi, eux-mêmes, faqîr ou fuqarâ au pluriel qui signifie « pauvres ». Il n’est guère de doute qu’un tel degré de spiritualité ne peut s’acquérir que par le Tawhîd vécu dans le soufisme, moins réducteur et plus spirituellement productif que celui seulement théorisé par ceux qui le combattent. Ainsi purifiés, l’âme et le cœur déterminent les harakât (agissements) et l’homme réalisé devient comme le dit Al-Junayd « comme la terre ; on y jette tout le rebut et il n’en sort que de bonnes choses ». Lorsque le réceptacle se débarrasse des impuretés le contenant n’en sera que plus pur. « La couleur de l’eau est celle de son récipient », rappelait, justement le même Al-Junayd, l’un des piliers du soufisme.

En parcourant cette œuvre de Cheikh El Hadji Malick et tant d’autres, on se rend bien compte que les chemins de la félicité comme de la spiritualité sont parsemés d’épreuves et d’obstacles ; d’où le sens de la guidance spirituelle dont les plus grands hommes de Dieu ne se sont jamais passé.

Sur ce chemin, les seules démarches personnelles ou rationnalisantes trouvent vite leur limite. Il leur manque l’autre versant que les soufis ont exprimé par la mahbba (l’Amour de Dieu et de son Prophète). Justement, sur le chemin de la connaissance, le Mutaçawwif ne se contente pas de la seule force de l’intellect. Pour emprunter l’heureuse expression de Javad Nurbakhsh, il doit faire le « pas de l’Amour » et s’aider de la « béquille de l’intellect » pour aller vers la Vérité (Dieu, al-Haqq), jusqu’au point de « lâcher également la béquille ». Il faudra s’en donner les moyens et c’est là où intervient tout le sens du Tawassul.

On sait, la manière dont Cheikh El Hadji Malick traite cette question dans son œuvre où le Prophète occupe tout l’espace. Tel qu’il le présente dans le Khilâç-u-Dzahab « wa laysa lî ‘amalun alqâka yâ amalî ; siwa-l-mahhabbati wa-t-taslîmi wa-s-salami »,le Prophète devient, ainsi, le moyen (également wasîla en arabe !) et non la fin (Dieu) dans cette conception du Tawassul comme nous le verrons dans la suite de notre lacunaire tentative d’analyse de la qasîda, Falâ Budda…

[1] – Cet aspect est largement relaté par Serigne Alioune Guèye dans son dâliya, ces thrènes composées à la suite de la disparition de Cheikh El Hadji Malick Sy. Ce poème est connu sous le nom de Alâ Yawmuhu.

[2] – Edité et traduit par le Professeur Rawane Mbaye qui en a fait de même pour le Fakihatu-t-tullâb qui porte sur les enseignements de la Tijaniyya que Maodo a résumé dans un ouvrage versifié.

[3] – C’est le surnom qui est donné à Cheikh El Hadji Malick Sy exprimant l’idée du « patriarche », du guide.

[4] – voir l’ouvrage de Jean-Louis Michon : Le soufi marocain Ahmad Ibn ‘Ajiba et son Mi’râj, Paris, Vrin, 1973 avec en appendice un glossaire fouillé de la terminologie du soufisme

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