La position dichotomique des oulémas à l’égard du calcul astronomique
Le silence des oulémas au sujet des arguments développés par le cadi Shakir dans son opinion juridique de 1939 reflète le malaise qu’ils ressentent quand ils sont confrontés à certains paradoxes dans l’interprétation et l’application de certaines règles de la charia dans la vie quotidienne des musulmans. Les cas suivants illustrent de telles situations et méritent réflexion :
(1) Le calendrier musulman basé sur l’observation de la nouvelle lune n’est utilisé dans les sociétés musulmanes contemporaines que pour déterminer les dates des célébrations religieuses. Pour répondre à tous leurs autres besoins, les musulmans du monde entier (y compris les oulémas) utilisent, depuis de nombreux siècles, le calendrier grégorien basé sur le calcul astronomique, sans la moindre appréhension qu’ils pourraient, ce faisant, violer des prescriptions religieuses.
Pourquoi serait-il licite pour les musulmans (y compris les oulémas) d’utiliser le calendrier grégorien basé sur le calcul astronomique pour répondre à tous leurs besoins, tandis que l’utilisation du calendrier musulman fondé sur le même calcul serait illicite?
De plus, comment procéderaient-ils pour gérer toutes leurs activités, s’il leur était interdit d’utiliser le calendrier grégorien ?
(2) La même situation peut être observée au niveau des États musulmans. Ainsi, l’Arabie Saoudite ne voit-elle aucun problème à utiliser le calendrier d’Umm al Qura, basé sur le calcul, pour la gestion de toutes les affaires administratives et budgétaires du pays, tout en insistant sur le fait qu’il serait illicite de l’utiliser pour la détermination des dates des célébrations religieuses.
Comment le calendrier musulman basé sur le calcul peut-il être parfaitement licite pour gérer les activités normales de l’Etat, pendant neuf mois sur douze chaque année, et devenir d’un usage illicite pendant les trois mois restants, quand il s’agit de déterminer le début des mois associés à des célébrations religieuses (début et fin du ramadan, hajj…) ?
(3) La position dichotomique des autorités saoudiennes à l’égard du calendrier basé sur le calcul est source de confusion pour les observateurs. En effet, les autorités n’hésitent pas à avancer ou à reculer d’un jour les données du calendrier d’Umm al Qura, quand elles le jugent nécessaire, pour les rendre « conformes » aux résultats des observations visuelles effectuées pour les dates des célébrations religieuses.
Or, ces « ajustements », loin d’améliorer l’exactitude des données calendaires, s’avèrent être, de temps à autre, incompatibles avec les annonces faites par les astronomes professionnels.
Ce fut, ainsi, le cas en août 2013, à l’occasion de l’annonce de la date de l’aïd al fitr ou 1er chawwal 1434. Les autorités saoudiennes annoncèrent le mercredi 7 août au soir que la nouvelle lune avait été observée par « de nombreuses personnes dignes de confiance » et que le 1er chawwal 1434 correspondrait au jeudi 8 août 2013. Mais le site « moonsighting.com », spécialisé en la matière, nota que ces observations devaient être erronées, parce que la nouvelle lune ne pouvait être vue le 7 août au soir qu’en Afrique du Sud et en Guyane (Amérique du Sud) et ne pouvait donc être vue au Moyen Orient.
Cependant, 72 Etats et communautés fêtèrent l’aid al fitr le jeudi 8 août, dont 45 déclarèrent se baser sur l’annonce saoudienne. 32 pays et communautés fêtèrent l’aîd le vendredi 9 août 2013, après avoir complété 30 j de jeûne. Quant aux musulmans de France, certains jeûnèrent 30 j et les autres 29 j en fonction des décisions des associations auxquelles ils appartenaient.
(4) Pourquoi les horaires des prières sont-ils déterminés sur la base de calculs astronomiques, sans que personne ne doute de leur conformité avec la charia, mais les mêmes théologiens musulmans rejettent l’utilisation du calcul pour la détermination du début des mois lunaires islamiques ?
Scenarii pour un « calendrier musulman universel » basé sur le calcul
Au niveau des pays pratiquant l’islam sunnite, la Turquie a franchi le pas d’utilisation du calendrier basé sur le calcul depuis plusieurs décennies. Ainsi, depuis 1 Muharram 1400 AH (21 Novembre 1979), la présidence turque des affaires religieuses (Diyanet Isleri Baskanligi) prépare périodiquement un « calendrier lunaire turc » basé sur la règle suivante: « Le mois lunaire est supposé commencer le soir où, quelque part sur Terre, le centre calculé de la nouvelle lune au coucher du soleil local est de plus de 5 ° au-dessus de l’horizon et l’élongation de plus de 8 °. » Ce calendrier postule dans ses spécifications qu’il doit y avoir la possibilité d’observer la nouvelle lune à l’oeil nu ou à l’aide d’un télescope en un endroit quelconque de la Terre. Il est calculé des années à l’avance (actuellement jusqu’à 1437 AH/2015 CE.)
Par ailleurs, depuis le début du 21è s., de nombreux penseurs et organismes musulmans font activement la promotion de l’utilisation d’un calendrier basé sur le calcul, en substitution à la méthode d’observation mensuelle de la nouvelle lune pour déterminer le début du mois. Différents scenarii ont été proposés ou utilisés à cet effet, conciliant les exigences de la charia et les données du calcul astronomique.
Le Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord (CFAN), qui s’est senti depuis des années interpelé par cette question, a annoncé au mois d’août 2006 sa décision mûrement réfléchie d’adopter désormais un calendrier islamique basé sur le calcul, en prenant en considération la visibilité de la nouvelle lune où que ce soit sur Terre.
Utilisant comme point de référence conventionnel, pour l’établissement du calendrier islamique, la ligne de datation internationale (Greenwich Mean Time (GMT)), il déclare que désormais, en ce qui le concerne, le nouveau mois lunaire islamique en Amérique du Nord commencera au coucher du soleil du jour où la conjonction se produit avant 12 : 00 GMT. Si elle se produit après 12 : 00 GMT, alors le mois commencera au coucher du soleil du jour suivant.
La décision de 2006 du Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord (CFAN) a suscité de l’intérêt dans de nombreux pays musulmans, dans la mesure où elle tient compte des exigences de l’interprétation traditionnelle de la charia, tout en permettant d’établir à l’avance un calendrier islamique annuel, qui peut en fait s’appliquer à l’ensemble du monde musulman. Le début des mois de ce calendrier serait programmé sur la base du moment (parfaitement prévisible, longtemps à l’avance) auquel la conjonction se produira chaque mois.
Des astronomes d’une dizaine de pays se sont ainsi réunis au Maroc, en novembre 2006, en vue de discuter de la possibilité d’adoption d’un calendrier islamique universel. D’après un rapport publié par Moonsighting.com en décembre 2006, à une très forte majorité, les astronomes ont estimé que le calendrier adopté par le Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord pouvait être utilisé comme calendrier islamique universel.
En 2007, le CFAN modifia sa position pour s’aligner sur une décision du Conseil Européen pour la Fatwa et la Recherche (CEFR), qui utilisait les paramètres du calendrier saoudien d’Umm al Qura pour déterminer le début des mois islamiques. Ce dernier, rappelons-le, tient compte à la fois de la "conjonction" et des horaires de coucher du soleil et de la lune aux coordonnées de La Mecque, le soir du 29è j de chaque mois. Le coucher de la lune après celui du soleil indique le début du nouveau mois. Dans le cas contraire, le mois en cours aura une durée de 30 jours.
Cependant, le CFAN et le CEFR décidèrent d’utiliser leur propre calendrier, au lieu de celui d’Umm al Qura, du fait que ce dernier faisait parfois l’objet d’"ajustements" pour faire coïncider certaines dates avec celles retenues par les autorités saoudiennes pour des célébrations à caractère religieux (telles que le début et la fin du ramadan et la date du hajj en particulier). Mais, ils substituèrent les paramètres de la Mecque à ceux retenus par le CFAN en 2006 dans le but de favoriser le développement d’un consensus des musulmans à travers le monde sur cette question.
Comparaison des méthodologies proposées pour l’élaboration d’un « calendrier musulman universel » basé sur le calcul
Tous les promoteurs du calendrier basé sur le calcul ont pour objectif commun d’élaborer un calendrier lunaire musulman « universel » qui réponde parfaitement aux besoins quotidiens de tous les musulmans, où qu’ils soient. La méthode choisie doit ainsi faire débuter le mois lunaire le même jour sur toute la Terre, comme le spécifiaient de nombreux oulémas aux premiers temps de l’islam, ainsi que le cadi Muhammad Shakir dans son opinion juridique de 1939.
Sur le plan technique pur, le calendrier lunaire basé sur le calcul, élaboré par les observatoires astronomiques internationaux, répondrait parfaitement à un tel cahier des charges. Mais, de plus, la communauté musulmane cherche, aujourd’hui, à associer avec subtilité des critères relevant de l’observation (même virtuelle) de la nouvelle lune aux calculs astronomiques.
Les quatre modèles en lice, actuellement, ont les spécificités suivantes :
– Le calendrier saoudien d’Umm al Qura : les calculs astronomiques sont effectués aux paramètres de La Mecque ; la conjonction doit avoir lieu avant le coucher du soleil à La Mecque et la lune doit se coucher après le soleil. D’après les autorités saoudiennes, ce calendrier doit uniquement servir à des fins administratives et budgétaires. Il fait de temps en temps l’objet d’ « ajustements » de la part des autorités saoudiennes (les dates du début de certains mois associés à des célébrations religieuses sont parfois avancées ou reculées d’un jour).
– Le calendrier musulman du CFAN : tout comme le calendrier d’Umm al Qura, il utilise la Mecque comme le site au niveau duquel les calculs astronomiques doivent être effectués ; la conjonction doit avoir lieu avant le coucher du soleil à La Mecque et la lune doit se coucher après le soleil. Il a été conçu en priorité pour répondre aux besoins des populations musulmanes d’Amérique du Nord. La seule différence avec le calendrier d’Umm al Qura réside dans le fait qu’il ne fait pas l’objet d’ « ajustements ».
– Le calendrier musulman de Turquie : le mois lunaire commence le soir où, quelque part sur Terre, le centre calculé de la nouvelle lune au coucher du soleil local est de plus de 5 ° au-dessus de l’horizon et l’élongation de plus de 8 °.
– Le calendrier astronomique du CEFR : depuis quelques années, il est « fondé sur des critères de calcul postulant qu’il doit y avoir la possibilité d’observer le croissant à l’oeil nu ou à l’aide d’un télescope en un endroit quelconque de la Terre. Les conditions suivantes (similaires à celles de la Turquie) doivent être réunies :
a) La lune doit se coucher après le coucher au site où cette observation doit être possible ;
b) L’altitude de la lune au coucher du soleil doit être d’au moins 5 degrés ; et
c) L’élongation (distance angulaire apparente entre les centres du Soleil et de la Lune) doit être d’au moins 8 degrés. »
La comparaison des résultats donnés par les calendriers d’Umm al Qura, de Turquie, du CEFR et du CFAN sur une période de 5 ans ne montre que des différences négligeables (1 ou 2 résultats différents par modèle de calendrier, par rapport aux autres, sur 60 observations).
Le critère décisif de sélection parmi les quatre modèles n’est donc pas à caractère technique, mais purement stratégique et politique. Lequel de ces modèles est le plus susceptible de recueillir un maximum d’adhésions de la part des Etats islamiques et des communautés musulmanes à travers le monde ?
Le calendrier d’Umm al Qura et celui du CFAN utilisent les mêmes critères techniques. Mais la crédibilité du calendrier d’Umm al Qura souffre des manipulations dont il fait l’objet de la part des autorités saoudiennes. Tant que ces ajustements se feront, c’est le modèle du CFAN qui aura le plus de chances de recueillir des adhésions, puisque le CFAN en garantit l’intégrité.
Le calendrier musulman de Turquie et celui du CEFR utilisent, eux aussi, les mêmes critères techniques, mais le modèle a plus de chances de recueillir les adhésions quand il est parrainé par le CEFR que par la seule Turquie.
Les deux modèles qui restent ainsi en lice, ceux du CFAN et du CEFR, sont également valables sur le plan technique. Celui du CEFR, qui postule une vision « où que ce soit sur Terre », ouvre largement le champ d’observation et aurait la faveur des astronomes. Mais le modèle du CFAN, qui postule une vision « aux paramètres » de la Mecque, peut plaire à beaucoup de musulmans. C’est au niveau de ces différences dans les paramètres que le choix décisif doit se faire.
Mais, en réalité, si l’on ne devait retenir qu’un seul modèle de calendrier, qui serait utilisé à titre « universel », peu importerait alors le choix entre les deux. Ils se valent, à toutes fins utiles, dans la mesure où chacun d’eux permet de poser les fondements d’un calendrier basé sur le calcul, qui peut être établi des années à l’avance et donner donc à ses utilisateurs la possibilité de gérer toutes leurs affaires de la même manière qu’ils utilisent aujourd’hui le calendrier grégorien.
Cependant, il est difficile d’imaginer à court terme que les musulmans des différents continents opteront pour le même modèle. Dans ce cas, si toutes les communautés musulmanes d’Europe adoptaient le modèle du CEFR, cela constituerait en soi un très grand progrès dans la situation, débouchant sur un ensemble de poids dans le monde musulman. Il en serait de même si toutes les communautés musulmanes d’Amérique du Nord et du Sud adoptaient le modèle du CFAN. De tels ensembles constitueraient des modèles pour les autres communautés musulmanes d’Afrique, d’Asie, etc., ce qui faciliterait la convergence vers un modèle unique, à terme.
L’essentiel, à court terme, c’est que les musulmans s’habituent, sur le plan culturel et social, à disposer de calendriers élaborés des années à l’avance, de manière stable, répondant à tous leurs besoins et leur permettant de gérer toutes leurs activités dans la plus grande sérénité. Les calendriers du CFAN et du CEFR permettent d’atteindre cet objectif.
Khalid Chraibi
Oumma.com
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